Les Ephémères, Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine.

Cela se passe au Palais des Spectacles de Saint Etienne, le 31 mai 2008 et déjà, on reconnaît la manière de recevoir toujours en vigueur de la troupe de la Cartoucherie de Vincennes, et du Théâtre du Soeil en particulier. Cette fois, ce ne sont pas les acteurs qui préparent le repas ou distribuent les v erres. Cependant, quelques lampes de papier, rouge et pourpre, indiquent que la troupe nous attend  avec une nervosité toute dissimulée. Il faut parcourir un petit labyrinthe avant de parvenir au plateau pour aller décrocher son sésame, sa place, son siège d’horizon, son étiquette rouge. Hop ! Je l’ai. C10. Je relève la tête, et, je prends conscience que je me trouve dans un lieu hors du commun : d’immenses draps rouges ont été accrochés aux plafonds de la salle. Ces murs de tissu sont suspendus magiquement autour de l’espace, recréant des couloirs et des dédales aventureux. Au centre, à l’endroit tant désiré, imaginez une scène en forme de couloir. Deux gradins de spectateurs se font face, et, entre eux, se trouve la scène. Tout en long, elle est délimitée par les gradins en sa largeur – où l’on peut constater la proximité sereine du public, et en sa longueur par deux rideaux de soie gris-rosé. Là, on devine qu’il s’agit des entrées.
Le temps de ressortir, muni de son précieux ticket, de déguster une paëlla, une bière, et en un éclair (au chocolat) nous sommes de retour.
Elle est là, comme à toutes les représentations : errant parmi le public, les comédiens, Ariane Mnouchkine ballade son regard inquiet et bienveillant aux alentours de son bébé. Nous souhaitant un bon « samedi », elle s’eclipse derrière un rideau. Trois petits tours et puis s’en va, discrète et mesurée.
Les lumières s’éteignent. Déjà, les doigts de l’ambidextre Jean-Jacques Lemêtre s’affairent sur une dizaine d’instruments tous plus curieux les uns que les autres. Bien incapable de les nommer, je puis au moins en décrire un qui suscita mon attention car il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un objet unique : le manche ressemble à celui d’une viole mais ne fait que 30 centimètres à peine. Il n’a pas de table, fonctionne avec un archet, et lorsque j’essaie de distinguer ses éclisses… je constate qu’il s’agit d’un sabot ! Voilà tout le personnage de Jean-Jacques Lemêtre, avec ses sourcils en forme de cornes, sa longue barbe tressée et son chignon oriental.
Nous voilà partis pour 7h30 de spectacle : deux recueils de 3h15 séparés par l’entracte. Chaque recueil est coupé en son milieu et là encore, les enfants de la troupe distribuent des biscuits, les comédiens servent de l’eau.. c’est d’abord cette promiscuité inédite et touchante qui provoque une vive émotion.
Musique, lumières, ambiance, hospitalité mais aussi ingéniosité. Dans Les éphémères, c’est le théâtre qui vient s’offrir au spectateur, et non ce dernier qui va le chercher. Les scènes, poussées par des comédiens/dieux, tournoient et virvoltent sous nos yeux. Entrant par une porte, fuyant par une autre.. tantôt tirées, balayées, expulsées, convoquées : les scènes se déplacent d’un un unique couloir, celui de la vie. Les éphémères, ce sont des scènes quotidiennes qui ont lieu tous les jours, des tragédies, des drames, des bonheurs, des souvenirs. La vie est un couloir et Ariane Mnouchkine le fait défiler pour nous. Par une magie interdimentionnelle, elle fait de nous le Dieu qui observe et juge : la scène défile devant nous, et elle nous est offerte à tour de rôle dans toute sa lattitude, s’offrant à nos regards sur ses 360° par un système de micro-scènes sur roulettes. Mais elle fait de nous également chacun des personnages. Chacun d’entre nous se reconnaît tour à tour dans l’enfant qui s’endort avec son poisson rouge dans la main. Chacun de nous se reconnaît dans la soeur, ou la mère, ou l’enfant qui perd un proche. Chacun de nous se reconnaît un jour ou l’autre spectateur d’un tragique accident de la route, déchirant de réalisme. Chacun se sent proche de tous et toutes.
Il y a des créations étonnantes. Outre l’inventivité désormais avérée de ce théâtre – depuis que les comédiens, déjà, nous avaient été servis sur des plateaux à roulettes, dans Le Dernier Caravansérail, il faut saluer la création de personnages, toute faite d’improvisations, et la performance d’acteurs aussi dévoués que talentueux.
Juliana Carneiro Da Cunha, d’abord, qui interprêté de nombreux rôles pour le Théâtre du Soleil, apparaît en Mère Espagnole agacée par son mari, en médecin touché par la détresse d’une vieille dame sans abri (Perle), en Marâtre qui perd son fils chéri, en institutrice/mère anéantie et à la dérive… Tant de rôles aussi différents les uns des autres, et magistralement interprêtés. Touchante, poignante, sobre et juste pourtant lorsqu’il s’agit de montrer les émotions, ou bien de les cacher. Belle surtout et éblouissante entre toutes.
Shaghayegh Beheshti, qui interprête Perle, la crée, la fait vivre, la jette à nos yeux : magnifique également tant par son talent que par sa présence. Il faudrait tous les citer, leur accorder des lignes : Duccio Bellugi-Vannuccini, tantôt en officier allemand terrorisant ou terrorisé, en huissier criant de vérité, Serge Nicolaï tantôt en heureux nouveau papa, tantôt en père divorcé, tantôt en mari battant sa femme.. Delphine Cottu, en fille cherchant ses parents, en fille endeuillée par la mort de sa mère, par la mort de son frère, par la fuite et la folie de sa mère… Tous explorent des personnages battus par la vie et endossent des rôles à plusieurs facettes avec une rapidité sans égal : changement de vie, changement de visage, changement de ton, changement d’habit. Tout cela en un éclair, mais avec une authenticité, une efficacité et un talent fabuleux.
A la fin du spectacle, si long soit-il, on en vient à se demander qui de nous tous est le plus éphémère : le spectateur, régalé, ébloui, muselé qui n’aura d’autre mission à l’avenir que de se souvenir ? Le comédien, enchaînant à ce point autant de vies, de bonheurs, de malheurs, autant  de rôles à l’heure ? Les individus et leur présent ? Les scènes que l’on voudrait comme chez Mnouchkine voir défiler comme dans notre tête, au gré de notre volonté.. hop ! Soufflées et camoufflées derrière un rideau, pour plus de tranquillité d’esprit ? Ces décors époustouflants d’ingéniosité, de technique : portes, chambres, cuisines, salons, jardins ? Les malheurs et les galères, parfois remplacées très vite par de simples petits bonheurs ?
Ou bien est-ce le spectacle, si long et trop court, qui passa dans mon samedi tout entier pris mais non encore assez dévoué à cet art, non encore assez rassasié par un spectacle qui pourrait être le dernier d’une grande dame ?
Allez savoir.. et surtout voir, car aussi Ephémères soient-ils, ils jouent encore au moins jusqu’à la fin de l’année en France et à Vincennes ! 

Ici  vous trouverez un extrait : http://www.lacomediedeclermont.com/saison0708/pages/ephemeres_video.htm

Ici le site officiel : www.theatre-du-soleil.fr/ephemeres/tract-ephemeres-1.html

About Stéphanie Joly

D'abord critique littéraire dès 2004 pour le Journal de la Culture, puis pour la Presse littéraire. Collabore ensuite au Magazine des Livres, et à Boojum, l'animal littéraire en ligne. Tient un blog depuis 2003. Son nouveau site s'intitule désormais Paris-ci la Culture. Il parle de littérature, toujours, de cinéma, de théâtre, de musique, mais aussi de publicité, de séries TV. En bref : de Culture. Avec Paris-ci la Culture, la Culture a son divan, mais surtout, elle est relayée LIBREMENT. PILC Mag vient compléter le tout presque chaque mois : un magazine gratuit en ligne hébergé sur Calameo.