Entretien avec Tatiana de Rosnay, pour Boomerang

Tatiana de Rosnay offre un entretien inédit au Magazine des Livres à l’occasion de la sortie de Boomerang, son dernier roman. Moka sort également en Livre de Poche. Parlant du passé, du présent, ou du futur, ses écrits semblent toujours investis du thème de la mémoire…

Vous avez écrit Elle s’appelait Sarah et Boomerang en anglais. Pourquoi ne pas traduire vous-même ?

Je suis française par mon père, et anglaise par ma mère. C’est à dire : parfaitement bilingue. On croit souvent que les bilingues sont naturellement doués pour la traduction, mais ce n’est pas mon cas. Traduire, c’est un vrai métier qui n’est pas le mien. Si j’ai écrit Sarah’s Key et Boomerang en anglais, c’est que cette langue convient mieux à mon travail d’auteur, celle qui transmet mes émotions. Me traduire moi même, c’est re-écrire un livre, ce qui me semble impossible. De surcroît, quand on se traduit, on n’a aucun recul sur son propre travail. Je surveille de près la traduction française de mes livres, et j’y apporte des corrections quand c’est nécessaire, quand je trouve que le mot ou la phrase ne me correspondent pas.

Que représente le thème de la mémoire pour vous et pour la construction de vos romans ?

Notre mémoire est ce qui nous façonne. Ce qui nous blesse et nous meurtrit, aussi. Mais c’est surtout ce qui nous porte, ce qui nous permet d’aller vers l’avant. C’est un sujet vaste et mystérieux qui m’a toujours fascinée. Il y aussi la mémoire des murs, grande obsession chez moi ! Tous mes romans, ou presque, empruntent le chemin de la mémoire, que cela soit par une maison, un coeur transplanté, un lieu, un événement tragique, un lourd secret de famille. Je crois que ce sujet m’habitera pour le restant de mes jours.

Pensez-vous écrire un jour spécialement pour le cinéma, et mettre en scène vos personnages ?

Sarah est déjà en cours d’adaptation. La mémoire des murs intéresse un très grand réalisateur dont je ne peux
dévoiler le nom ! Je suis tentée par l’idée de porter moi- même mes livres à l’écran, mais c’est un travail très
particulier. Il y a notamment Moka. Parce que c’est une histoire très personnelle. Ce qui est dedans est arrivé : mon petit garçon a été renversé. C’est un jeune homme de 20 ans aujourd’hui. On a vécu cette horreur. Il n’est pas tombé dans le coma et on a rattrapé le chauffard mais j’ai vécu cette angoisse et je suis proche de ce livre parce qu’il est proche de mes racines anglaises aussi. Si une bonne âme voulait porter ce livre à l’écran, j’aimerais que Lullaby de The Cure, fasse partie de la bande son. Je commencerais d’ailleurs le film par cette chanson.

Dans Boomerang, le narrateur c’est Antoine. Comment avez-vous vécu cette narration ?

Dans deux romans, L’appartement Témoin (Fayard) et Le Coeur d’une autre (bientôt au Livre de Poche), j’avais imaginé des héros masculins. L’un était un quinquagénaire en pleine andropause, et l’autre un macho qui hérite d’un coeur de femme. Je me suis bien amusée. Mais me glisser dans la peau d’Antoine a été une aventure encore plus forte pour moi. Plus émotionnelle.
Peut être parce que pour écrire ce livre, j’ai étudié de très près les hommes qui m’entourent, j’ai guetté leurs réactions, leurs forces, leurs faiblesses. Je ne suis pas allée dans la caricature, mais dans la vérité.

Votre narrateur doute constamment. Pourquoi avoir confié l’histoire à un tel personnage ?

Au début de Boomerang, Antoine est en effet fragile sur tous ses fronts d’homme. En tant que père, frère, fils, ex mari, amant, il n’y a pas un pan de sa vie qui ne vacille pas. Mais c’est à ce moment délicat qu’il va faire une rencontre capitale, Angèle, une thanatopractrice aussi sagace que sexy.
Antoine devient fort, se libère de lui même, grâce à elle, mais grâce aussi à ce qu’il va endurer. C’est la première fois que j’écris un livre qui se termine bien ! C’est aussi la première fois qu’il y a des scènes d’amour et des scènes drôles.

Dans vos romans, il y a souvent des femmes américaines… Est-ce en rapport avec vos multiples origines ?

J’ai été élevée à Boston, lorsque mon père enseignait au MIT. Je garde un très bon souvenir de mon enfance américaine, et j’aime imaginer des personnages de nationalité américaine, comme June Ashby ici, et Julia Jarmond, dans Elle s’appelait Sarah.
Mais la Franglaise que je suis met également souvent en scène des Anglais, comme dans Moka (Livre de Poche) et Le coeur d’une autre.

Mélanie évolue dans le monde de l’édition. Ce milieu est-il difficile ?

Le milieu de l’édition, que je ne dénigre pas dans Boomerang, mais dont je me moque gentiment, avec affection, n’est pas un milieu plus difficile que les autres. C’est une toute petite sphère, on se connaît très vite, on se retrouve dans les
mêmes restaurants, les mêmes salons du livre, les mêmes plateaux télés et radios.
Parfois, les nouveaux auteurs sont un peu perdus, je pense. Mais ils s’y font très vite.

Comment vous est venue l’idée du personnage d’Angèle ?

Vous connaissez la série Six Feet Under ? J’ai eu un vrai choc en la voyant. J’ai été absolument époustouflée, c’est le mot. Elle est réalisée par Alan Ball le scénariste d’American Beauty, un de mes films préférés. Je voulais avoir une héroïne un peu particulière. Dans mes livres, les femmes sont des battantes qui se cherchent. Elles ne savent pas grand chose d’elles-mêmes. Là, j’avais envie de quelqu’un qui sait déjà tout ça, qui est déjà très forte. Et j’ai imaginé une femme, qui n’a pas besoin de moi et de mon roman pour comprendre qui elle est. Pourquoi la harley ? Peut-être parce que j’ai toujours rêvé de conduire une moto. J’adore les harley, j’ai un perfecto depuis 20 ans !
Angèle plait beaucoup, et bizarrement, elle plait autant aux femmes qu’aux hommes… alors les hommes, on comprend pourquoi, mais les femmes sont attirées par elle aussi !

On s’attendait plutôt à de la jalousie !

Au contraire ! Et puis elle représente Eros et Thanatos, le sexe et la mort, qui est un cocktail très psychologique. J’ai  créé une page Angèle Routavier sur Facebook, et ça marche du feu de Dieu !
J’ai tout de même été obligée de regarder quel genre de harley elle pouvait bien conduire, et j’ai trouvé ! Vous le  découvrirez sur son profil…

Vous évoquez la bourgeoisie parisienne. Quel constat faites-vous sur cette société ?

Je ne fais pas de constat dans mon livre, mais mon héros Antoine, a souffert d’une enfance bridée par le non-dit et les codes de la bienséance de cette bourgeoisie là. Toute sa vie, il a appris à ne pas montrer ses émotions, à ne pas parler de certains sujets, à dire merci, bonjour, pardon.
Les choses vont changer lorsqu’il va devoir une fois pour toutes briser le carcan qui l’étouffe. Il va enfin devenir lui même.

Vos livres traitent au fond de sujets difficiles, de la mort, de l’homophobie, de la shoah. Pourquoi ?

J’ai écrit Elle s’appelait Sarah parce que j’ai appris tardivement ce qui c’est passé le 16 juillet 1942 et que cela m’a bouleversée à jamais. Je souhaitais partager l’émotion, la souffrance, la tristesse, la honte, ressenties au plus profond de moi même.

Le racisme et l’intolérance sous toutes leurs formes font hélas partie des fléaux de notre monde moderne. Ce sont des sujets qui me touchent viscéralement, en tant que femme, mère, être humain, écrivain.
C’est pour cela que j’ai choisi d’en parler dans mes livres, pour tenter de les combattre, tout simplement.

Vous documentez-vous pour écrire vos livres ?

Pour les livres très personnels comme Moka ou La Mémoire des Murs, je n’en ai pas ressenti le besoin. Mais j’ai dû me documenter pour Le cœur d’une autre qui raconte l’histoire d’un homme qui se fait greffer le cœur d’une femme. Je n’aime pas parler de ce que je ne connais pas, et pour Boomerang, comme Angèle est thanatopractrice, j’ai été en interroger. Pour la scène où Angèle explique son travail, j’ai fait appel à Erika et Catherine, qui sont formidables et que je remercie à la fin de mon livre. Nous arrivons dans les mains d’une sage-femme, nous partons dans les bras d’un
thanatopracteur.. Elles m’ont écrit que j’avais bien compris leur métier, qui est souvent mal perçu.
Pour Sarah, je me suis documentée longuement mais à l’inverse, c’est en étudiant pour moi-même que j’ai appris les horreurs du Vel d’hiv. L’histoire de Sarah est née ensuite.

Qu’a changé le succès d’Elle s’appelait Sarah dans votre manière d’écrire ?

J’avais commencé Boomerang en 2006, avant l’ouragan «Sarah», donc je l’ai écrit sans pression. Je l’ai terminé l’été dernier. Je sais que mes lecteurs attendent impatiemment ce roman. J’espère qu’ils l’aimeront.
Et je suis déjà plongée dans l’écriture d’un nouveau livre qui se déroule à Paris, en 1868, sous Napoléon III. C’est passionnant !

Vous faites donc à nouveau une plongée dans l’histoire ! Doit-on s’attendre à quelque chose de plus Zolien ?

Zola est une de mes idoles. Mais jamais je n’oserais empiéter sur ses plates-bandes. L’intrigue se déroule au XIXe siècle, sous Napoléon III et Haussman. Je relis à cette occasion tous les Rougon-Macquart. Mon livre est en rapport avec la mémoire comme toujours ! Mais, c’est la première fois que j’écris un roman qui se passe au XIXème siècle. C’est une écriture différente. Je l’écris en anglais, car les droits ont déjà été achetés aux Etats-Unis, et je relis quelques  contemporains anglais de Zola comme Thomas Hardy et George Eliot.

Passer d’un siècle à l’autre…

Cest très excitant ! Et cela me permet de m’échapper un peu de la promotion de Moka qui sort en poche, et Boomerang. Et cela fait du bien d’avoir un projet complètement différent : je ne suis plus avec Sarah ni avec Antoine. Je suis avec l’empereur et le baron, dans un Paris que nous n’avons jamais connu.

Vous avez plusieurs casquettes : journaliste, jury Prix des Lilas, écrivaine. Comment assumez-vous tous ces rôles ?

Vous oubliez mère de famille, le rôle le plus ardu et le plus enrichissant ! Je me lève très tôt pour écrire mon roman. Je travaille aussi dans le silence feutré de la BnF où personne ne me dérange ! Le Prix Lilas est une aventure humaine et féminine formidable qui demande un certain investissement, mais le sourire et l’énergie de notre présidente, Emmanuelle de Boysson, y est pour beaucoup.

Un seul livre sur une île déserte ?

Rebecca de Daphne du Maurier, celui qui m’a donné envie d’écrire.

 

Entretien paru dans le Magazine des Livres, en 2009.

About Stéphanie Joly

D'abord critique littéraire dès 2004 pour le Journal de la Culture, puis pour la Presse littéraire. Collabore ensuite au Magazine des Livres, et à Boojum, l'animal littéraire en ligne. Tient un blog depuis 2003. Son nouveau site s'intitule désormais Paris-ci la Culture. Il parle de littérature, toujours, de cinéma, de théâtre, de musique, mais aussi de publicité, de séries TV. En bref : de Culture. Avec Paris-ci la Culture, la Culture a son divan, mais surtout, elle est relayée LIBREMENT. PILC Mag vient compléter le tout presque chaque mois : un magazine gratuit en ligne hébergé sur Calameo.