Dessine-moi un grand pont, entre deux rives ennemies… à propos de Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, de Mathias Enard.

Nous sommes à Constantinople, en 1506.

Michel Ange débarque avec quelques affaires, laissant le pape Jules II en plan avec un tombeau, -ironie suprême- inachevé. Michelangelo est déjà connu et reconnu à Florence pour sa statue du David.

C’est à lui que le sultan de Constantinople (Bayezid II) réclame la conception d’un pont sur la Corne d’or, entre le Bosphore et la mer de Marmara. C’est à lui que la demande est formulée, après Léonard de Vinci, qui a vraisemblablement échoué dans cette tâche. (1) Michel-Ange réalise aussitôt l’ampleur du défi. Il est militaire, commercial, religieux, et avant tout « politique » (p. 35).

Mais Michel-Ange est vaniteux « Vous le dépasserez en gloire si vous acceptez » (p. 19), et il se met à dessiner, et ne repartira en Italie que dix semaines plus tard, une fois son travail accompli. Pour Mathias Enard, le prétexte est tout trouvé pour élaborer une fouille organisée de Constantinople avant qu’elle ne devienne Istanbul, mais aussi une investigation sur la personnalité de l’artiste au caractère imprédictible, au charme inattendu, aux moeurs finalement si farouches.

Michelangelo évolue dans la ville et dans ses travaux, aux côtés de Mesihi, guide et poète qui tombe amoureux du sculpteur. Mais le florentin, tantôt distrait par ses propres désirs, tantôt inquiété par sa cabale incessante, retarde ses travaux et donc, l’arrivée de sa rétribution. Ses frères, en Italie, semblent l’attendre autant que lui… le temps presse d’ailleurs aussi du côté du sultan qui est impatient de voir les travaux commencer in facto.

L’ouvrage offre une lecture riche et rebondissante : l’histoire croise l’Histoire, le pont enjambe les monuments, les dialogues viennent ponctuer la narration, omnisciente. Enfin, une voix étrange et menaçante vient interpeler le lecteur et fait sentir un danger de plus en plus imminent, qui viendra précipitamment clore le séjour de Michel-Ange après la reddition du projet.

Mathias Enard dirige son récit avec une langue précise et précieuse, qui sied au décor et aux dorures, qui se déguste comme un met fin. Son parcours stylistique est d’autant plus appréciable que l’auteur est capable de passer de Zone, avec la particularité qu’on lui connaît (2), à Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants sans perdre l’élan du texte. Dans ce dernier roman, il y a quelque chose de la fable agrémentée de suspens. Un instant, on se surprend à penser à Ali Baba craignant de se brûler lui-même…

Que celui qui n’a jamais été à Istanbul en fasse sa prochaine destination. Celui qui ne connaît pas Michel-Ange, en revanche, n’existe pas. Celui qui admire et l’artiste et le lieu se rendra à l’évidence : les lycéens ont eu l’intelligence et le bon goût de récompenser de leur Goncourt un auteur qui a eu la bonne idée de faire de Michelangelo à Constantinople un roman pictural et remarquable. L’admirateur de Sainte-Sophie, lieu magique entre tous en ce monde, se réjouira d’y pénétrer à nouveau à l’heure de ses changements les plus radicaux sous la plume d’un écrivain que l’on sent passionné par l’histoire du lieu (3) : « Mesihi explique à Michel-Ange que les enduits de plâtre blanc dissimulent les mosaïques et les fresques chrétiennes qui recouvraient autrefois les murs. Les calligraphies sont nos images, maître, celles de notre foi ». (p. 38)

Michel-Ange a fait escale dans la ville la plus cosmopolite du monde. Il en a à son tour subi l’influence toute sa vie d’artiste. On dit que la coupole de l’Eglise Saint Pierre, à Rome, est pratiquement identique au modèle de Sainte-Sophie. Le pont quand à lui a été commencé, puis détruit en cours de route durant le séisme de 1509. Il n’en reste nulle trace, si ce n’est dans le roman de Mathias Enard.

Voilà bien un roman opportun, qui fait méditer, et qui rassure un peu sur les goûts littéraires de nos futurs bacheliers.

 

Parle-leur de batailles, de rois, et d’éléphants, Mathias Enard, Actes Sud, Août 2010, 154 pages, 17 pages.

 

(1) Des deux projets, l’Histoire préférera pourtant retenir le premier.

(2) Sans ponctuation

(3) Sainte-Sophie a d’abord été une église chrétienne. Construite au IVème siècle, détruite par les flammes en 404, reconstruite dix ans plus tard, détruite à nouveau par les flammes en 532 : elle fut achevée en 5 ans, et devint à ce moment la plus grande basilique chrétienne du monde. En 1453, Mehmet II la transforme en mosquée. Aujourd’hui, après avoir été Eglise, puis temple musulman, Sainte-Sophie est un musée où l’on peut voir à la fois les iconographies chrétiennes, dont les plâtres qui les recouvraient sont effrités, et les médaillons arborant les calligraphies des mahométans.

About Stéphanie Joly

D'abord critique littéraire dès 2004 pour le Journal de la Culture, puis pour la Presse littéraire. Collabore ensuite au Magazine des Livres, et à Boojum, l'animal littéraire en ligne. Tient un blog depuis 2003. Son nouveau site s'intitule désormais Paris-ci la Culture. Il parle de littérature, toujours, de cinéma, de théâtre, de musique, mais aussi de publicité, de séries TV. En bref : de Culture. Avec Paris-ci la Culture, la Culture a son divan, mais surtout, elle est relayée LIBREMENT. PILC Mag vient compléter le tout presque chaque mois : un magazine gratuit en ligne hébergé sur Calameo.