Présentation de l’éditeur : Ils disent, par exemple : Apollon. Ou : la Grande Tenue. Ou : Râ, le dieu Soleil. Ou : Notre Seigneur, dans Son infinie miséricorde. Ils disent toutes sortes de choses, racontent toutes sortes d’histoires, inventent toutes sortes de chimères. C’est ainsi que nous, humains, voyons le monde : en l’interprétant, c’est-à-dire en l’inventant, car nous sommes fragiles, nettement plus fragiles que les autres grands primates. Notre imagination supplée à notre fragilité. Sans elle – sans l’imagination qui confère au réel un Sens qu’il ne possède pas en lui-même – nous aurions déjà disparu, comme ont disparu les dinosaures. N.H.
Avec L’espèce fabulatrice, Nancy Huston se livre à un petit essai à propos des fictions. Lesquelles ? Toutes. De notre nom au projet de livre du romancier, en passant par la destination de vacances idéale ou les causes de la guerre : tout n’est que fiction. Nos croyances sont des fictions, des choses qu’on pourrait tout aussi bien (choisir de) ne pas croire. C’est cette citation de Romain Gary qui sert d’entrée en matière : « Rien n’est humain qui n’aspire à l’imaginaire ». En dix chapitres intitulés Naissance du sens – Moi Fiction – John Smith – Le cerveau conteur -En route pour l’arché-texte – Croyances – Fables Guerrières – Fables intimes – Persona, personnage, personne – Pourquoi le roman – Nancy Huston souhaite apparemment répondre à la question que lui posait jadis une détenue (ou bien est-ce un point de départ lui aussi fictionnel ?) : « A quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? » (p.11). Elle explore alors, en dix thèmes, dix aspects de la fiction, de la réalité, et de l’imaginaire. Le sens n’existe que par l’humain qui est l’unique espèce à se raconter des histoires. Cette vérité-la me gêne beaucoup : « L’univers comme tel n’a pas de sens. Il est silence (p. 15)». Elle me gêne car elle relève tout de même d’un certain égocentrisme. Certes, l’homme se plaît à penser qu’il est le seul à pouvoir le faire (penser). Certes, nous sommes les seuls à faire réellement du bruit. C’est certain. Nous faisons tellement de bruit qu’au fond, nous finissons aussi par ne parler que de notre bruit. Tel un serpent qui se mord la queue, l’humain n’est capable de faire une chaîne redoutablement solidaire que dans le but de parler de lui-même. Lui-même étant son seul sujet de conversation possible, il est certain que le reste devient tout à fait insignifiant.. Il m’est avis que – sans vouloir verser dans le nihilisme ou la morale – la beauté a son propre sens. Autrement, pourquoi nous battons-nous depuis des siècles pour le découvrir ? Le mouvement a son propre sens : pourquoi n’en avons-nous pas encore découvert tous les secrets ? La théorie de Nancy Huston pourrait être juste, si elle n’était à ce point gênante : si je décide de la croire, je suis d’accord pour dire que l’univers n’existe que parce que je lui donne du sens, donc, qu’il n’existe que dans ma tête. Que c’est une fabulation. Des milliards de cerveaux imaginent donc chaque jour le monde. Laisse-t-on les femmes afghanes exprimer leur imaginaire ? Les africains ? Disons plutôt que le monde est fait de l’imagination de certains privilégiés qui entendent le posséder. Non, ce qui disparaîtra après notre départ, ce n’est pas la signification du monde, mais la signification de l’humain. Sans vouloir sortir la carte de l’écologiste, l’humain donne un autre sens au monde, mais ne lui donne pas tout son sens.
Oui, pour dire de telles choses, nous sommes des fabulateurs. Il n’y a par contre aucun doute là-dessus. Que notre mémoire soit une fiction, si bien qu’elle finisse par nous mentir : oui. On serait-tenté de dire bon sang, la guerre et les massacres ne sont-ils pas bien réels ? Certes, mais selon le raisonnement de Nancy Huston, si la guerre est réelle, elle est née de ce que les hommes ont imaginé : un autre monde, un autre idéal, un chaos. Donc une fiction. Je pourrais continuer ainsi, à reprendre l’ouvrage entier, cependant… je crois que je vais conclure par deux dernières choses. La première est cette page clé, qui résonne un peu comme une justification (p. 51) : « Voici les phrases que j’entends le plus souvent à mon sujet : « Elle cherche son identité » ; « Elle est déchirée entre plusieurs identités »… Non, non, je ne me porte pas mal du tout, merci. Simplement, le fait d’avoir occupé plusieurs cases sur l’échiquier identitaire me permet de voir le caractère fictif de l’identité des autres… ». Non. Tout ne va pas bien dans cette affirmation. Premièrement je dirai (pardon d’être aussi contradictoire ce matin) que chercher son identité n’est pas un signe de malaise. C’est probablement un signe d’intelligence. En second, il n’est pas sûr que l’on puisse affirmer le caractère fictif de l’identité des autres à partir de sa ou ses propres identités. Nancy Huston le dit elle-même.. tout n’existe que par l’imaginaire et par conséquent, dans notre tête. Nul ne peut se substituer à l’imaginaire de l’autre.
Mon imaginaire, le mien, vient de me montrer à mon bureau, dans cinq minutes environ, avec une bonne tasse de café bien chaude. Par conséquent, je vais poursuivre cette chose que j’appellerai volontiers désir – un désir bien réel qui me tient l’estomac, l’oesophage et les trippes – et mettre un terme à cet article en concluant.
Le meilleur chapitre est peut-être celui intitulé « John Smith ». Dans celui-ci, Nancy Huston invente de toute pièce un personnage, sa vie, sa mort, les conséquences de celle-ci… Cette petite fiction n’est là bien sûr que pour ettayer son essai sur la fiction. Cependant, c’est celui dans lequel elle a été la plus habile, la plus « Nancy Huston de l’époque de L’Emprunte de l’ange ». Le second chapitre le plus intéressant – et là Nancy Huston devient palpitante, fabuleuse plus que fabulatrice, c’est celui intitulé Persona, personnage, personne. Ce chapitre parle.. du roman et de la place du roman dans la vie de ceux qui les lisent. Ici elle donne des références littéraires plus qu’universitaires et raconte l’expérience d’une petite fille, Matilda, qui croit davantage aux personnages littéraires qu’à ceux tant chéris par sa mère, dans la Bible. Elle explique que le roman est enrichi par nos fictions, et que nos vies peuvent être enrichies en retour par la littérature. Voilà une bien belle pensée qui devrait faire réfléchir ceux qui trouvent idiot de devoir lire encore à l’école La princesse de Clèves.
J’en tire une conclusion toute bête. Nancy Huston est une vraie romancière, passionnée par le roman, qui est douée pour la fiction romanesque. Je cesserai désormais de lire ses essais. C’est un choix arrêté ; j’admire le fait qu’elle se documente autant, qu’elle s’enrichisse sans cesse et souhaite ensuite écrire un ouvrage sur un thème aussi complexe, auquel je n’ai probablement pas tout compris. Cependant une chose est sûre : son vrai métier est d’écrire des histoires telles que Dolce Agonia, avec des personnages de fiction auxquels on a envie de répondre, qu’on voudrait croire réels. A mon sens, le travail de l’Espèce fabulatrice est monumental et l’ouvrage que j’ai entre les mains ne peut être une version achevée : tant dans la consistance par rapport aux sources, que dans l’écriture qui est parfois trop journalistique et sentencieuse. Que l’auteur me jete une pierre s’il n’y a pas un fond de vérité. Je la recevrai pour de bon, et l’accepterai. Mais je ne cesserai pour autant de croire en la quasi-inutilité de ma lecture, du temps consacré à elle, que j’aurais mille fois préféré investir dans la lecture d’un bon roman à la Huston.