Réinvention d’un héros sacrifié
Lucio est patrouilleur à moto au tunnel du Mont Blanc, côté italien. Nous sommes en 1999. La tragédie qui se déroule cette année-là tout le monde la connaît. Les erreurs commises et les défaillances du système de sécurité, tout le monde en a plus ou moins entendu parler. Ce que peu connaissent en réalité c’est la raison pour laquelle chaque année depuis la catastrophe de nombreuses personnes se réunissent et rendent hommage à un homme, devenu héros.
Eric Sommier a imaginé mieux que quiconque les dernières heures du patrouilleur au coeur du tunnel creusé autrefois par les hommes sous la montagne maudite. Solitaire mais bon copain, amoureux mais libre, Lucio est surnommé L’épée. C’est, de l’avis de tous, l’homme en qui l’on peut avoir confiance. C’est aussi celui qui comprend avant tout le monde que ce qui se passe au centre du tunnel n’est pas un banal petit incident, et c’est pourquoi il est le premier à s’élancer pour sauver des vies.
« Il fuyait ce mauvais rêve, cette part de lui-même
dont il ne voulait pas, et un sentiment
de vie intense le gagnait ; une sensation
d’ivresse et de liberté (…) une excitation en
tous points pareille à la joie que donne la
victoire sur la mort. »
Eric Sommier, pour son premier roman, a choisi comme beaucoup de romanciers de s’attacher à un fait divers. Celui-ci est périlleux : le procès fit grand bruit, l’opinion publique très sévère et la confiance des automobilistes de France et d’Italie bien mise à mal. L’histoire donna naissance pour un temps à une certaine méfiance des tunnels. La faute aux hommes, comme on a dit, qui construisent et s’accaparent la terre sans savoir comment elle se vengera. L’auteur rappelle d’ailleurs que le Mont blanc a donné naissance à de nombreuses légendes concernant des
malédictions affligeant ceux qui se risqueraient à l’ascension de la montagne maudite malgré l’avertissement des esprits qui l’habitent.
Malédiction qui perdure ? Inconscience des constructeurs ? Des surveillants ? Trente-neuf personnes périrent dans l’accident causé par l’incendie de cabine d’un camion. Cette histoire que l’on connaît, Eric Sommier nous apprend à la redécouvrir, à l’observer de près, de l’intérieur, au plus près des milliers de degrés qui sévirent pendant des heures sur les lieux du drame. L’épée fait des allers-retours pour sauver des vies, seul, ignorant les appels et mises en garde provenant de son casque, et le lecteur suit ce périple avec désoeuvrement et impuissance : quand va-t-on lui venir en aide ? Combien de vies peut-il sauver dans cette apnée furieuse et incandescente ? Dix peut-être, ou bien aucune. Tout ceci n’est peut-être qu’un rêve, celui d’hommes trop ambitieux, trop pressés de posséder la nature, ne pouvant se contenter de la contourner.
Et si tout ceci n’était qu’une brillante fiction où l’on apprend qu’un abris peut être un piège, un sauveur une victime, une montagne la maîtresse implacable des hommes ? Qu’une volonté contre toutes ne vaut rien ? Que la civilisation d’aujourd’hui pratique le sacrifice aussi régulièrement que celle d’hier ? En somme, tout cela ne serait que l’illusion d’une tragédie réinventée par un auteur promis à un bel avenir ? Si seulement…
Dix, Eric Sommier, L’arpenteur, Gallimard, 190 pages, 17,50 euros