Entretien avec Eric Pessan, pour « Dépouilles »

Photo : Patrick Devresse http:// www.patrickdevresse.fr http:// remue.net/spip.php?article4589

La mort, sous toutes ses coutures…


D’où est venue l’idée de Dépouilles ? Quelle est l’histoire de ce livre ?

Dépouilles était un court texte, à la base, un texte resserré, écrit à la rentrée 2004, après la grande canicule. Des dizaines de corps étaient exposés dans un entrepôt frigorifique à Rungis, les journaux demandaient aux familles de s’inquiéter de leurs proches et de venir voir si – par hasard – l’un d’eux n’était pas parmi ces dépouilles. Au final près de 70 corps – si ma mémoire est bonne – ont été inhumés administrativement dans des fosses communes. Soit que les défunts n’avaient aucune famille, soit que les familles soient trop démunies pour payer les obsèques. Mourir anonymement dans une société où la vie de chaque individu semble cartographiée et connue m’avait fortement frappé. J’avais alors écrit ce qui est devenu la scène 14 de Dépouilles : le choeur du corps.

Ce texte a été publié sur internet, puis en revue, puis a fait l’objet d’une édition en affiche. Mais je sentais bien que je n’en avais pas fini. Je me suis mis à l’enrichir, lentement, par fragments. J’avais envie de m’accorder toutes les libertés : de faire poème, de faire théâtre, de faire récit. De jouer aussi sur les ruptures de registres. D’aller du grotesque au tragique, du rire à l’émotion.

Peu à peu, en cours d’écriture, est venue la structure : solo, duo, trio, choeur. Je pensais fortement au théâtre et j’ai eu une autre envie :
celle d’écrire un texte où tout faire passer par la parole : les dialogues bien entendu, mais également les didascalies, le décor, les gestes, les regards. J’ai fait le pari que tout puisse être adressé.

Dépouilles a fait l’objet d’une création en 2006 sur France Culture, il a ensuite pris la forme d’un feuilleton dominical sur remue.net où j’ai beaucoup joué avec les mises en page : chaque scène avait sa propre mise en forme.

Et Dépouilles est devenu un livre grâce aux éditions de l’Attente. Il trouve là sa juste place, je crois, au sein d’un catalogue qui privilégie un certain esprit d’expérimentation. Mais j’espère que les choses continueront. J’aimerais beaucoup que Dépouilles arrive sur scène un jour.

Pensez-vous avoir fait le deuil de ces 70 corps ?

Non, ce n’était pas mon propos, je ne voulais pas faire le deuil, plutôt marquer l’effarement. Montrer la mort. Notre société cache les morts, on paie très cher des sociétés qui prennent les morts en charge à notre place. On maquille le mort, on l’habille, on l’apprête, on évite tout contact avec lui.
La mort n’est pas rentable, ni productive. Le mort est inutile, encombrant. J’avais vraiment envie de le montrer, de le mettre en avant.
Plus que du théâtre, du coup, on a l’impression que Dépouilles est une symphonie, un requiem.

Que diriez-vous de mettre tout ou partie de ce texte en musique ?

Oui, j’en serai ravi. Le travail de mise en onde sur France Culture allait un peu dans ce sens, il était très musical, très choral. Dépouilles ’appartient pas vraiment à un genre littéraire précis. En fonction des scènes, le texte est récit, poème, théâtre, réflexion… La meilleure façon que j’ai trouvée pour le présenter est de dire qu’il s’agit d’une polyphonie. J’adorerais qu’un musicien s’en empare.

La mort, en général, c’est un thème qui vous préoccupe ?

La mort est l’un des deux seuls thèmes d’écriture. L’amour, la mort, tout est là, tout le reste dérive de là. D’un point de vue intime, social, politique, tout est contenu entre ces deux bornes. La mort me préoccupe, oui, bien qu’en cours d’écriture, c’était plus le langage qui m’intéressait : que peut le langage face à la mort ? Que peut-on dire face à l’effarement radical de la mort ? L’enterrement est un théâtre, une cérémonie strictement codifiée.
L’intime douleur provoquée par la mort se heurte tout de suite aux usages sociaux. C’est aussi une chose que je souhaitais explorer :
qu’a-t-on le droit de faire et qu’est-il interdit de faire ? Le travail de deuil est parfois une violence supplémentaire exercée par la société sur celui qui souffre.
Il y a face à la mort un ahurissement tellement grand que le langage parfois en devient grotesque.

Le langage sert à inscrire, le deuil est laisser partir. N’est-ce pas pour vous une manière de refuser le départ ?

Le langage c’est la mémoire. On se souvient avec des mots. On sait qui étaient Iphigénie et Agamemnon parce que des mots les ont retenus. Je viens de finir d’écrire un texte qui traite des fantômes. Je crois que l’on devient fantôme lorsque plus personne n’est capable d’associer un mot à notre existence. C’est une théorie plus sérieuse qu’elle n’en a l’air. Ainsi, on peut être fantôme de son vivant si personne – jamais – n’a une pensée ou un mot à notre égard. Je ne refuse pas le départ, mon ambition serait plutôt de le mettre en lumière.

On sent une volonté de sonder ce qui se passe à l’intérieur des gens qui approchent la mort. Vous semblez en observer tous l’éventail des sentiments et des réactions. Une peur commune peut-elle réellement prendre des formes si diverses ?

Lorsque j’écrivais, j’ai repensé aux enterrements auxquels j’ai assisté. J’ai vu des gens pleurer et des gens s’envoyer de grandes claques dans le dos, sourire aux lèvres, se félicitant de l’occasion pour revoir un peu la famille. Les attitudes, dénis, évitements, face au corps sont tellement dissemblables, elles dépendent de facteurs individuels, sociaux (on se doit de pleurer plus bruyamment dans certaines régions que dans d’autres), elles dépendent aussi de la personnalité du défunt. J’ai un peu de mal avec l’idée de remise à zéro des compteurs ; comme si la mort excusait tout. J’en reviens au tout premier texte : le discours dominant était de culpabiliser les familles. En gros, les journaux répétaient sans cesse que l’indifférence était la cause de l’oubli des défunts. Je me suis demandé si les choses sont aussi simples. 70 corps. N’y avait-il pas au moins un salaud qui avait mérité de mourir seul et oublié de tous dans cette masse. Je n’en sais rien, je me contente de poser la question, j’écris pour poser des questions.

Et vous en suscitez. N’avez-vous pas peur qu’on pense qu’Eric Pessan a la mort dans l’âme ? Pensez-vous à la réception de vos textes par les lecteurs ?

Lorsque j’écris, je ne pense pas au lecteur. J’ai besoin de l’oublier, sinon je me censure ou – pire – je risque de vouloir lui plaire. J’ai besoin de me centrer sur le texte, cela ne veut pas dire qu’il n’a pas de destinataire, mais j’évite de penser à l’après : à la possible publication, à la rencontre avec un éditeur, avec un lecteur. Ça me panique, ça me bloque. Par contre, je ne pense pas que Dépouilles soit un texte aussi sérieux que cet entretien le
suggère. Il y a des passages drôles, parce que le rire est la meilleure arme contre le désespoir. Ces dernières semaines, j’en ai lu plusieurs fois des extraits en public, et les gens ont ri à certains moments. J’aime que la littérature suscite des émotions, des questions, mais aussi le rire, aussi noir soit-il.

Etes-vous déjà sur un autre projet d’écriture ?

Je viens d’achever un essai sur Shining de Stephen King, à paraître aux éditions Cécile Defaut à l’automne prochain, où je me suis penché sur trois aspects du roman : les peurs de l’enfance (Danny Torrance, l’enfant médium et ses visions), l’impuissance littéraire (Jack Torrance qui n’arrive pas à écrire) et les fantômes. Le livre se nommera « A minuit, on ôte les masques ». J’ai deux textes à destination de la jeunesse à paraître en mars, « Plus haut que les oiseaux » (Ecole des Loisirs, collection médium) et « Quelque chose de merveilleux et d’inquiétant » (Thierry Magnier, collection Photo Roman). Et sinon, j’écris en ce moment un roman et une autre pièce de théâtre. Ce ne sont pas les projets qui manquent.

Vous êtes très actif ! Stephen King c’est un écrivain dont vous vous sentez proche ? Qu’avez-vous pensé de l’adaptation de Shining par Kubrick ?

Je ne suis pas particulièrement proche de Stephen King. La collection (dirigée par Isabelle Grell) se nomme « Le livre/la vie », il s’agit pour un auteur de parler d’un livre important dans son parcours d’écrivain. Et plutôt que d’aller vers des classiques qui ont eu une grande importance pour moi (j’ai
hésité, je voulais parler de la Chute de Camus, du Bartleby de Melville), j’ai préféré jouer franc jeu et aller vers un livre qui m’a donné envie de devenir écrivain (non pas d’écrire – j’ai lu Shining à l’âge de 14 ans, j’écrivais déjà – mais en le lisant, j’ai commencé à rêver d’exercer un jour le métier d’écrivain). Ma culture est avant tout une culture populaire.
Enfant, je lisais les bd de Marvel, ado je lisais des romans de genre, science-fiction et fantastique. Pour répondre à la seconde partie de la question, je préfère nettement le roman de King au film de Kubrick. Je l’ai relu cet été, j’ai revu le film aussi ; je n’aime pas certains partis pris de Kubrick, en particulier celui de faire de Jack Torrance un vrai malade mental.
Dans le film, Torrance n’écrit pas une ligne depuis le premier jour où il met les pieds dans l’hôtel Overlook, hors une phrase maniaque qu’il répète à l’envi. Dans le roman, Torrance est un écrivain en lutte contre son texte. Autre différence majeure : dans le film, Torrance tue au moins une personne alors que dans le roman, il n’y arrive pas, il rate réellement tout ce qu’il entreprend. Le roman présente un personnage complexe, qui rejoue les scènes
de sa propre enfance, qui lutte contre son alcoolisme. J’ai beaucoup d’empathie avec le personnage du roman, alors qu’il me suffit de regarder les sourcils de Jack Nicholson pour me dire que ce type est totalement fou.

Que faites-vous quand vous n’écrivez pas ?

Je tente de gagner ma vie en animant des ateliers d’écriture et des rencontres littéraires.

Et je dépense l’argent que je gagne.
Quels sont vos maîtres en littérature ?

C’est une question très difficile, parce que sa réponse change souvent. Mes maîtres ont évolué, il y a des auteurs qui ont été importants et que je ne lis plus. Il y a des amis – de véritables amis – dont la lecture m’est essentielle mais que je ne peux qualifier de maîtres. Disons – pour simplifier – que je ne
suis pas marqué par une seule influence capitale, je suis trop curieux pour cela. Si je devais construire un chemin littéraire, il partirait de Ray  Bradbury et Stephen King, passerait par Albert Camus, Herman Melville, rejoindrait Franz Kafka et Jorge Luis Borges pour atteindre la figure essentielle d’Henri Michaux. Mais cet itinéraire-là est réducteur, il gomme une trop grande partie du véritable chemin.

Auriez-vous un conseil musical à donner à Paris-ci la Culture ?

Vient de paraître le mini-album Narrow, de Soap&skin, le projet d’une jeune femme, autrichienne, qui se nomme Anja Franziska Plaschg. Son univers musical me fascine, à la fois fragile, cassant, et terriblement assuré.

Un film à conseiller également, ou mieux encore, un réalisateur qui ne vous a jamais déçu ?

Un réalisateur qui n’a presque pas tourné, alors. J’aurais envie de renvoyer à Victor Erice, et à ce film essentiel à mes yeux : L’esprit de la ruche, tourné en 1973. J’aurais aimé écrire le roman dont on aurait tiré ce film-là, exactement.
Propos recueillis par Stéphanie Joly

Voir aussi :

L’article au sujet de Dépouilles


About Stéphanie Joly

D'abord critique littéraire dès 2004 pour le Journal de la Culture, puis pour la Presse littéraire. Collabore ensuite au Magazine des Livres, et à Boojum, l'animal littéraire en ligne. Tient un blog depuis 2003. Son nouveau site s'intitule désormais Paris-ci la Culture. Il parle de littérature, toujours, de cinéma, de théâtre, de musique, mais aussi de publicité, de séries TV. En bref : de Culture. Avec Paris-ci la Culture, la Culture a son divan, mais surtout, elle est relayée LIBREMENT. PILC Mag vient compléter le tout presque chaque mois : un magazine gratuit en ligne hébergé sur Calameo.