Un monstre parmi les monstres
Gaston Chérau est né en 1872. Il manque ainsi de peu d’être un des grands auteurs du XIXème siècle. A défaut, son verbe, qui se rapproche davantage de celui de Zola, en fera un écrivain du XXème à la phrase précieuse.
Le monstre parut tout d’abord au Mercure de France en 1907, avant d’être remanié à cause d’un « blasphème ». Gaston Chérau aurait dit lui-même que c’était son texte « le plus parfait ». L’histoire se passe dans le Berry, que l’auteur connaissait bien. Elle met en scène une famille de paysans, les Massé, vivant dans le mas du Chebroux. Le père, y trousse sans cesse les servantes de la ferme, dans le dos de sa femme, qui, pas dupe pour un sou, finit par les renvoyer lorsqu’elle s’aperçoit qu’elles deviennent grosses. Un jour, cette mère de plusieurs enfants travaillant déjà ensemble à la besogne finit par installer sa propre fille à ce poste.
Qui sait si la mère accompagne sa manoeuvre du défi ou du déni, mais presque sitôt voilà que le père d’Hortense se conduit avec elle comme avec les autres servantes. Il ne s’agira que d’une fois, qui lui sera fatale. Mais cette fois-ci suffira à bouleverser la vie d’Hortense, de la famille, puis du village tout entier.
Ce récit s’inscrit dans la littérature familiale des campagnes. Nombreux sont les ouvrages qui décrivent avec acidité les malheurs de paysans bourrus et durs à la tache, vivant pour ainsi dire comme des animaux fous de labeur, éloignés de la bonne mise et surtout, de la bonne société proprette et bien élevée. Ici, on mange à l’heure des chiens et des poules et on dort sur la paille des chevaux et des vaches. Ce qui apparaît comme un sacrilège ne gâte que les yeux de Dieu, qui notre foi pourrait bien se retourner contre nous pauvres pourceaux destinés à rôtir en enfer, si l’on n’obtient pas son absolution avant qu’il ne soit trop tard. Il n’est en effet de sacrilège que ce qui ne sied à Dieu, mais entendons-nous bien : dans le fond, on parle ici d’inceste, pratique courante dans l’arrière- pays à cette époque, et à l’oreille des premiers concernés, en dehors de Dieu, ce mot d’inceste ne veut pas dire grand-chose, excepté que ce n’est peut-être pas naturel, et qu’il pourrait bien sortir du four un diablotin tout sauf sacré, une mauvaise bête de non-Dieu qui pourrait bien nous faire damner.
Voilà ce qu’il en est des choses dans la tête de ces gens de la fin du XIXème siècle en France, pour qui se faire «monter par le père» puis enfanter son frère ne fait que compliquer l’arbre généalogique et la bonne logique de la maison. Surtout, ça fait d’Hortense la catin du patelin. Et les catins, on en veut point.
En plus d’être une formidable vision de la société des campagnes, Le monstre est aussi un récit émouvant sous ses airs gouailleurs au patois alléché. D’autres perles accompagnent ce chef-d’oeuvre dans le livre paru chez l’Arbre vengeur : citons particulièrement L’usine, l’histoire d’un benêt qui hérite vite et construit en quelque sorte la charrue avant d’avoir les boeufs, mais qui dans l’histoire, nous apprend que «qui perd gagne». Citons également Les frères, qui montre à quel point le dialogue est le véritable manque des campagnes, où chacun peut se transformer en animal cupide et calculateur. Un récit où chacun finit par croire laisser à l’autre ce qu’il abandonne. Une nouvelle d’une belle finesse. Le monstre est à se procurer très vite. Histoire de ne pas oublier ce à quoi l’on échappe aujourd’hui… ou pas.
Le monstre, l’Arbre vengeur, novembre 2011, 208 p., 12 Euros.
Ton billet est excellent !! (mais comment fait-elle pour être aussi douée ???)
Je me mets en quête du bouquin très vite !!
Bon dimanche. 🙂
Mais il est mort depuis 72 ans, il n’est pas « tombé » dans le domaine public ?
Euh, depuis 75 ans (je suis dans le noir, je me suis trompée de touche sur le pavé numérique…)