Malentendus raconte l’histoire de Julien Laporte, sourd de naissance qui a grandi dans une famille bourgeoise des années 60 : un frère et une soeur aînés et entendants, une mère aimante, mais surtout un père qui a absolument tout consacré à la rééducation de son fils pour qu’il réussisse à parler, dans le but qu’il s’intègre dans la société. Ce père a fait siennes les théories de Graham Bell, celui qui a inventé le téléphone alors qu’il cherchait un moyen de faire que les sourds, et en premier sa femme, réussissent à entendre à nouveau. Ce père a appliqué sur son fils la théorie de « la parole pure » : il a banni absolument tout signe pour son fils, l’a isolé des autres sourds pour éviter toute contamination par les signes et a tout misé sur la parole avant tout. Jusqu’à oublier qu’il y avait un enfant derrière le sourd.
PETIT POINT HISTORIQUE : La théorie de « la parole pure », c’était la position de toute la société de l’époque de Bell à la fin du XIXè siècle. Celle qui, prônant la suprématie de la science (le début des appareils auditifs) sur l’indécence du corps (la langue des signes étant une langue corporelle, incarnée, allait à l’encontre du puritanisme de l’époque), a interdit l’utilisation de la langue des signes dans l’éducation des enfants sourds lors du Congrès de Milan en 1880. Cette interdiction avait entraîné le renvoi des enseignants et des directeurs sourds de toutes les écoles spécialisées pour jeunes sourds en France et en Europe, avait fait disparaître tous les intellectuels sourds qui existaient alors, et avait provoqué le grand déclin de la culture sourde. Une interdiction qui a duré cent ans. C’est seulement à la fin des années 70 qu’a eu lieu « le réveil sourd », et l’émergence à nouveau de la langue des signes et de la créativité de cette culture. Le Congrès de Milan ne concernait pas les Etats-Unis ou les pays nordiques où la langue des signes a continué à se développer et où la situation des sourds aujourd’hui est bien meilleure que celle de la France.
A l’âge de 20 ans, Julien découvre enfin tout en haut de la bibliothèque de son père, les livres cachés, ceux qui parlent des sourds et de la langue des signes. Ce monde qui est le sien et dont il a été sciemment et hermétiquement éloigné toute sa vie. Il découvre alors que les sourds ont une histoire, une culture commune, des figures emblématiques et il réalise qu’il existe autre chose que ces longues heures de torture physique pour tenter de lui faire assimiler la différence entre des sonorités ou des prononciations qu’il n’entend pas, qui n’ont pas de sens pour lui. Sans parler de sa voix difficilement contrôlable pour les mêmes raisons et qui lui fait honte. Il existe en réalité une manière de communiquer et de s’exprimer aisément. Et des gens sourds comme lui, mais qui vivent et peuvent consacrer leur temps à tout autre chose que ces exercices ubuesques.
Un soir, c’est décidé, il part. Il laisse quelques dessins explicatifs à sa soeur, et son enfance aussi incompréhensible qu’exténuante derrière lui, pour enfin aller rencontrer ses pairs et vivre sa propre vie.
Il ne reviendra que vingt ans plus tard, au moment du décès de ses parents pour décider notamment avec son frère et sa soeur de l’avenir de cette maison familiale, et régler cet héritage.
Bertrand Leclair est journaliste et écrivain. Il est également père d’une jeune fille sourde. Lorsqu’il décide de s’intéresser aux sourds, ces grands méconnus, il atterrit alors à IVT (International Visual Theatre) en 2008 dans le cadre d’une résidence d’écriture, et y anime des ateliers avec des comédiens sourds. C’est alors grâce à ses recherches et à la parole de ces comédiens qu’il réunit la matière pour écrire l’histoire de Julien Laporte. Cela se matérialise tout d’abord sous la forme d’une pièce de théâtre, Héritages, qui a été créée et mise en scène par Emmanuelle Laborit à IVT en 2011, et qui raconte ces retrouvailles familiales 20 ans après. Puis, Bertrand Leclair reprend la plume sous la forme d’un roman cette fois pour évoquer une autre période de cette histoire : l’annonce faite aux parents de Julien que leur fils est sourd. Et c’est ce moment particulièrement que l’auteur met en parallèle avec sa propre histoire, avec ce même moment où lui-même a appris, ou plutôt a compris que sa fille était sourde.
Et c’est là tout l’intérêt de la chose. Cette manière de traiter cette triple histoire, de mêler des aspects de son expérience personnelle, d’inventer celle des parents de Julien et de coudre tout cela avec des éléments de l’Histoire des sourds. C’est là que la sensibilité et la finesse de l’auteur entrent en jeu et forment une alchimie magnifique.
L’auteur nous fait plonger dans un monde vers lequel il faut faire la démarche d’aller pour le découvrir, un monde qui ne nous vient pas de lui même.. Il réussit d’une part à nous exposer clairement en quoi notre société, insidieusement, est un monde sourd à l’intelligence du coeur : un monde absurde. Mais il nous fait également découvrir une vraie richesse.
« C’est passionnant d’apprendre à parler avec les mains, c’est comme s’il s’agissait de faire descendre la langue dans le corps, pas seulement dans la tête, mais dans tout le corps. »
Bertrand Leclair nous ouvre une réflexion sur la langue, le fait de s’exprimer, et aussi ce qui a de l’importance dans le fait de s’exprimer ou d’être compris. Effectivement, on peut se demander ce qui a vraiment de l’importance. Qu’un sourd parle pour que les entendants le comprennent ? Ou qu’un sourd possède une langue sans aucune entrave, qui lui permette de comprendre le monde, de dire le monde, de se dire dans celui-ci et donc d’être au monde ? Des gens ne comprennent pas la langue que je parle ? Oui, bien sûr, et des milliards ! Des gens qui apprennent une autre langue pour communiquer avec d’autres personnes, il y en a des milliards ! Finalement, la situation des sourds pourrait être vue comme étant d’une banalité confondante.
L’autre aspect du roman et non le moindre, c’est cette réflexion sur le fait d’être parents. Bertrand Leclair met en lumière ces liens familiaux, et particulièrement ce lien parent-enfant dans ce qu’il peut avoir de plus pernicieux lorsqu’on en arrive à instrumentaliser son enfant, il évoque toutes ces projections plus ou moins claires qu’un parent a pour son enfant, toutes ces attentes informulées qui font qu’on est tellement secoué lorsqu’on réalise que notre enfant n’est pas vraiment tel qu’on l’avait pensé, qu’il a sa propre vie, sa propre réalité, sa propre personnalité. Et tous ces sentiments, ces petites croyances qui parasitent les liens qui nous attachent les uns aux autres. Mais il a également le don d’exposer au lecteur de manière si juste et limpide ce que le lien avec son enfant peut avoir de plus beau lorsqu’on a le bon sens et la capacité à reconnaître son enfant pour ce qu’il est, dans tous ses aspects.
Bertrand Leclair a cette écriture de l’intime autant que du grand, Il utilise avec brio cette connaissance aiguë du sujet et la travaille avec cette écriture étonnamment fluide et profonde à la fois.
Il s’efforce d’explorer les choses, les événements et les gens au maximum dans une globalité, en ne s’arrêtant pas à ce qu’on peut voir, peut penser, imaginer, mais au contraire lui, creuse, plonge, il a l’air d’étirer le moment pour en faire ressortir tous les aspects et mettre en mots toutes ces idées qui fulminent en un quart de seconde. Il arrive à tout appréhender en décortiquant les instants et les sentiments. Un vrai travail d’écrivain, d’écriture. Et comme le dit lui-même l’auteur, la figure du sourd est le grand absent de la littérature. On en trouve quelques-uns mais le plus souvent ils sont plutôt muets ou alors on découvre finalement qu’ils ne sont pas si sourds, quoi qu’il en soit, on ne voit presque jamais deux sourds qui s’expriment ensemble en langue des signes. Alors, quel meilleur témoignage que la littérature, cette littérature ?
Malentendus, de Bertrand Leclair, Actes Sud, 257 pages, 21€
Un article signé Lamalie.