Paris 1828. Les destins entremêlés d’artistes et de saltimbanques, leurs amours contrariés et leurs amitiés tantôt solides tantôt fragiles.
Il ne fait aucun doute que le film de Carné appartient au panthéon du septième art, tant son impact sur le cinéma national et international perdure encore aujourd’hui. Fait difficilement imaginable quand on connaît la gestation douloureuse du long-métrage dans la France de l’Occupation, et les répercussions que l’on connaît à sa sortie durant la libération (Arletty était notamment conspuée pour avoir été la maîtresse d’un officier allemand). Cette genèse apocalyptique a pourtant permis à l’ensemble de l’équipe et du casting de se transcender au point d’accoucher de ce qui est peut-être le plus grand film de l’Histoire du cinéma français.
Pourtant le spectateur qui découvre le film aujourd’hui peut être déconcerté par la simplicité relative de l’ensemble. Au fond Carné et Prévert nous livre une histoire d’amour impossible ou rendue impossible par une situation vaudevillesque des plus banales. Cependant la finesse du script et les dialogues de Prévert font vite oublier cet état de fait. Mais plutôt que de s’attarder sur ce point, il est préférable ici de revenir sur la toile de fond proposée et la mise en abyme du monde du spectacle rarement aussi finement présenté sur grand écran. A l’instar de Renoir ou Manckiewicz, Carné rend ici un émouvant hommage au théâtre mais aussi aux artistes de rue, en introduisant des personnages ayant réellement existés. Pierre Brasseur et Jean Louis Barrault par leur impeccable interprétation transfigurent leurs rôles pluriels que ce soient leur personnage principal ou leur personnage de scène. Car toute l’habileté de la mise en scène de Carné réside dans la bipolarité de ses protagonistes. Que ce soient le volubile Fréderic ou le laconique Baptiste, jamais la ligne qui sépare leurs caractères bicéphales n’a été aussi ténue. Carné confond le réel et l’imaginaire, la scène du spectacle et la scène populaire avec une aisance inégalée. Chacun a la scène comme à la ville connaît la même destinée tantôt tragique tantôt comique incapable d’exprimer leurs sentiments au quotidien alors que sur scène ils n’hésitent pas à se mettre à nu. Les vers de Shakespeare et consorts deviennent leur propre réalité sur et en dehors de la scène.
Chaque plan est un tourbillon où les personnages sont emportés par la foule spectatrice volontaire ou involontaire de leurs tranches de vie pas si différentes de l’homme de la rue. Et c’est sur un dernier tourbillon ou plutôt une tornade que Carné clôt son histoire où l’indicible et l’explicite n’ont jamais mis à ce point au supplice des héros certes perdus mais désintéressés.
Film français de Marcel Carné avec Arletty, Jean Louis Barrault, Pierre Brasseur. Sortie le 15 mars 1945. Durée 3h02