Le narrateur de L’étourdissement vit avec sa grand-mère, dans une petite maison coincée entre un aéroport, une décharge, une usine, et un abattoir où il travaille. Parfois, dans ces lieux où flirtent l’immonde et l’improbable, se glisse aussi une centrale à haute tension, et une casse. Ainsi, celui qui découpe à longueur de journée des êtres vivants pour que les humains les consomment subit son quotidien entre un lieu où l’on détruit, un lieu d’où l’on part et où l’on revient sans cesse, un lieu où on abandonne, et tout ressemble à un éternel recommencement.
Comme le livre, cette existence semble ne pas avoir de fin ni de but, à moins qu’on ait un peu d’audace pour s’en imaginer un, qu’on pousse jusqu’au courage pour le poursuivre, et qu’on en ait les moyens. L’existence du narrateur n’est pas de celles qui ont les moyens. Son seul loisir : rêver et s’inventer des souvenirs gores avec une institutrice à laquelle il n’osera jamais parler.
Le narrateur aspire parfois à se comporter en héros. Pris dans le brouillard, il cherche en vain toute la journée le chemin de l’abattoir. Dans cette entreprise, perché sur son vélo, aller travailler est une fin en soi, la fin de toute une vie. C’est au détour d’un chemin qu’il sortirait bien un copain du pétrin, pauvre marcassin, mais étant perdu lui-même…
Voici donc un étrange narrateur, qui vit bonan matant avec une grand-mère qui n’a plus de souvenirs, et qui trouve un jour le moyen de s’accaparer ceux d’un drôle d’engin qui a fini par tomber du ciel, s’échouer là, dans cette banlieue dortoir où quand il le faudrait la mort est indicible quand tout empeste le sang.
L’étourdissement, c’est ce qu’éprouve le lecteur en lisant avec bonheur cette part de vie désenchantée. On en ressort un peu nauséeux de s’être frotté avec quelque chose qui existe au creux de la société, mais qu’on s’acharne à ne pas voir. Heureusement, le génie absurde de l’auteur vient magnifier son héros, en lui donnant les moyens de voler la mémoire des hommes, la mémoire des hommes, la mémoire du tragique.
Magnifique.
L’étourdissement, Joël Egloff, Folio, Prix du Livre Inter 2005, 144 pages, 6,50 €