Le temps de l’innocence
Le récit du quotidien d’Insiang, jeune femme à la beauté incandescente, sa lutte pour la survie dans les bidonvilles de Manille, et sa relation conflictuelle avec sa mère acariâtre…
Le cinéma philippin connaît une faible diffusion dans nos contrées, ce depuis de nombreuses années. Son chef de file, Lino Brocka, décédé depuis plus de vingt ans, malgré un succès critique évident, n’a point échappé à cette règle. A l’occasion de la sortie en version restaurée d’Insiang, il est agréable de redécouvrir un auteur que le public a superbement ignoré de son vivant… et encore aujourd’hui.
Bien avant Fernando Meirelles et les bidonvilles de La Cité de Dieu, Brocka dépeint la misère de Manille avec un naturalisme saisissant, rappelant par moments les beaux jours du réalisme cru d’un Kurosawa. On y voit une communauté non pas solidaire, mais se repliant régulièrement sur elle-même, survivant du mieux qu’elle peut, à l’image du parcours de son héroïne. Insiang symbolise la déchéance de la pureté, de l’innocence, quand l’ingénue devient manipulatrice face à un monde retors. Brocka affiche dès lors un cynisme glaçant, au fur et à mesure que son protagoniste principal tombe le masque de la virginité morale pour emprunter le chemin de la vengeance. A l’image de l’eau débordant de la bassine, la coupe est pleine pour Insiang trahie par son petit ami, haïe par sa propre mère et subissant le joug de son beau-père. Point de romantisme, d’humanisme ou d’espoir dans cette fable acide. Juste l’histoire d’une Cendrillon moderne qui cède à la morosité ambiante et qui entreprend son ascension vers le mal…ou la survie. Oui, dans Insiang, il n’y a point de message salvateur, de porte vers la réussite ou de chemin vers un quelconque succès : tout n’est que faux mirages, douces illusions telle cette femme et sa fille en quête de concours pour se sortir de leur condition.
Lino Brocka refuse tout compromis et le film affiche une noirceur sans équivoque en contraste avec la candeur de son personnage. Héritier d’une tragédie que n’aurait point renié Racine, Insiang met en scène des êtres enchainés par leur passion et incapables de sortir des confins de leurs pulsions. Brocka signe une œuvre magistrale où la pudeur et l’excès n’ont jamais fait aussi bon ménage.
Film philippin de Lino Brocka avec Hilda Koronal, Mona Lisa, Ruel Vernal. Durée 1h37. Sortie le 22 juin 2016