On l’a vu sur les cimes du Népal, roulant en compagnie d’un Russe dans un camion de trois tonnes lancé à toute vitesse sur un lac baïkal menaçant de craquer à tout instant. On l’a suivi en side-car également, sur les traces de Napoléon de retour de Moscou, une bérézina en effet. On l’a connu plus posé, aussi, reclus dans une cabane au bord du baïkal encore, se berçant de vodka et de littérature, puis réveillé à l’impromptu par de bons buveurs (meilleurs que lui) Russes de passage près de sa bicoque. Mais de manière générale, le lecteur était plutôt habitué à voir et lire Sylvain Tesson perché ou suspendu quelque part, entre deux aphorismes.
Puis vint la chute.
Mais qui a lu Batman (qui s’y connaît en voltige) sait que si l’on tombe, c’est pour se relever.
Voici donc que Sylvain Tesson, après quelques mois alité, réajusté à coup de broches en métal et de viandox, choisit pour convalescence de traverser à pied, et en diagonale, la France entière. Affront, provocation du corps ou entêtement, l’auteur apparaît dans sa démarche tantôt affaibli, reconnaissant volontiers son « allure de veille dame », tantôt ultra courageux, tant il impressionne par sa volonté et son rythme, enchaînant parfois aux alentours de 40 kms par jour.
Le plus important cependant dans ce livre n’est peut-être pas le chemin géographiquement parcouru, ou en tout cas pas dans le sens où on l’entend. A vouloir se perdre volontairement sur les chemins noirs (non encore pollués par l’urbanisation), Sylvain Tesson se fait archéologue, et défriche peu à peu la vision étriquée que nous avions de l’histoire des chemins de France. C’est par les chemins noirs d’un pays qu’on en découvre le passé, le présent et l’avenir… quelle place est aujourd’hui accordée à ces endroits dépourvus de touristes, d’usines ? A quel endroit la nature peut-elle encore s’épanouir au point de pouvoir étendre ses ronces, les racines de ses arbres, ses herbes folles, sans qu’une main humaine vienne mettre de l’ordre dans cette salade sauvage ?
L’homme a parcouru le monde, et faute de ne pouvoir le faire encore, il emprunte donc des chemins plus proches, qui par miracle ou hasard c’est selon, lui étaient demeurés inconnus. On assiste à ce parcours singulier d’un homme qui après avoir tant couru et escaladé les paysages, doit se rendre à l’évidence qu’il devra se contenter de beaucoup moins, de moins loin, probablement de moins souvent voyager. Fort heureusement, il nous rappelle avec classe, comme toujours, et ne perdant rien de sa superbe malgré sa gueule cassée, qu’il existe belle et bien mille façons de voyager.
Ce livre en est la preuve et une bien belle ! Il est difficile en refermant le livre de ne pas envisager tout de suite le relire une nouvelle fois, de s’y perdre, de fourrager toute cette richesse du verbe. Comme d’habitude, Sylvain Tesson signe un livre où l’humour, l’érudition, la générosité, la poésie se marient à merveille. Cette force qu’on lui connaissait n’a pas disparu, en revanche, on lui connaissait peut-être moins cette sensibilité qui semble s’éveiller au rythme des chemins.
Sur les chemins noirs, récit d’une expérience personnelle après un drame plus personnel encore, et surtout intime, est un livre plus universel qu’on ne le croit. Une merveille.
Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson, 1″ octobre 2016, 144 pages, 15 €