Ma petite entreprise
2008. Lee Xiang intègre une grande compagnie de cosmétiques sur le point d’entrer en bourse. Jeune cadre dynamique mais naïf qui n’aspire qu’à gravir les échelons, il va découvrir l’envers du décor de la finance et le monde impitoyable de l’entreprise…
Force est de constater que la crise financière de 2008 continue d’influencer l’imaginaire artistique en plus d’endiguer l’activité économique quotidienne. Le cinéma n’échappe point à la mise en avant de cette catastrophe planétaire, et si les œuvres sur le sujet n’ont point fleuri sur les écrans, quelques films ont cependant traité à leur manière de ce bouleversement. En tête de liste on peut notamment citer Margin Call, sans doute le plus abouti d’entre eux. C’est pourquoi le choix de traiter le sujet par le biais d’un film musical s’apparentait soit au mieux à un ovni furieux, ou au pire à la plus ridicule des farces. Pourtant Office n’appartient en rien aux deux catégories, mais se dévoile au fil des minutes comme un objet à l’esthétique fulgurante porté par le talent de Johnny To. Johnny To, enfant du cinéma de Hong Kong, admirateur sans faille de Melville à l’instar de John Woo et auteurs de polars stylisés au début des années deux mille…On avait presque oublié son existence au point que bon nombre de ses derniers films n’ont point été diffusé en France.
Qu’importe, il revient aujourd’hui avec ce récit initiatique musical où un jeune cadre introverti et une fausse ingénue vraie bourgeoise vont devoir se frayer un chemin dans la jungle de la finance. De prime abord, les enjeux autant que les protagonistes peuvent apparaître caricaturaux. Les rôles au combien fonctionnel et le synopsis sont là pour nous rappeler constamment tout le mal que peut engendrer l’argent et les dérives qu’il suscite. D’ailleurs, la redoutable madame Chan est bel et bien là pour le rappeler de la plus cynique des manières : les gens intelligents contrôlent l’argent, les idiots sont contrôlés par l’argent. A l’image de l’impressionnante horloge qui trône à l’entrée de l’immeuble, le temps c’est de l’argent au sein d’un monde en perdition.
Pourtant les clichés s’estompent peu à peu ce grâce à la maîtrise de son auteur et de sa mise en scène affutée. La scène d’exposition constitue d’ailleurs un modèle du genre. Le cinéaste annonce la couleur d’emblée : l’argent et l’entreprise sont les maîtres mots. Chaque acte, chaque pensée n’est tourné uniquement que dans la recherche unilatérale du profit. Dès les premières minutes, on voit les employés affluer d’abord dans le métro puis grouiller à l’entrée pour pointer. Or leur seul moment de liberté consiste à lire un ouvrage…pour apprendre à s’enrichir. On pourrait alors croire aux lacunes sur la forme et sur le fond mais la tonalité emprunté va bien au-delà du second degré, elle use d’une crudité acerbe autant que d’un humour décalé…la même que le cinéaste usait lors de ses polars, la même qui fit et fait encore mouche.
En dépit de l’utilisation d’artifices simplistes voire minimalistes, le réalisateur réussit son pari en affichant à l’écran la symbiose déshumanisante du monde du travail. Des bureaux standardisés aux boxes servant de logement, tout n’existe que pour servir l’entreprise, bien au-delà de ses dirigeants, son concept, son essence même. Au fil des images, Johnny To interroge, interpelle spectateurs et personnages, nuance par moments, s’émerveille ou se révolte à travers le regard faussement innocent d’un garçon et une fille que tout réuni et que tout oppose le temps d’une chanson. Il n’oublie en rien la verve melvillienne qu’il adoptait dans ses polars, elle transpire ici en musique avec le même cynisme, la même violence, le même souffle. Les gangsters jouent ici toujours avec l’or et les hommes mais en toute impunité voire en toute légalité. Les braquages ont laissé la place aux affaires pour un résultat tout aussi désolant…et désarçonnant.
Avec Office, Johnny To certes ne change pas le regard désabusé de l’artiste sur l’univers glaçant et désespéré de l’entreprise. Le metteur en scène s’agace, s’offusque que l’argent coule à flot profitant du labeur des autres. Le discours n’est pas nouveau, Chaplin et Keaton se l’étaient approprié à leur avantage. Mais quand ce même discours épouse une obsession visuelle aussi époustouflante, Tati et certains plans mémorables de Playtime ne sont plus très loin.
Film chinois de Johnny To avec Sylvia Chand Eason, Chan Wang, Ziyi Lang Yueting. Durée 1h59. Sortie le 9 août 2017