Cent heures de solitude, de Gaëlle Cavalié
Dernièrement, j’ai lu quelques livres sur l’alpinisme. J’ai lu notamment La frontière invisible de Kilian Jornet, et j’ai été époustouflée du nombre impressionnant de morts qui jalonnent le parcours de tout alpiniste. A croire qu’on ne peut faire une telle carrière sans perdre un jour un compagnon de cordée. Cette impression a été accentuée avec le livre de Ueli Steck Une autre vie. Non seulement les quelques années dont il parle sont elles aussi ponctuées de morts plus ou moins proches, parfois sous ses yeux, mais le livre a été quasiment imprimé au moment où lui-même chutait mortellement au Népal. L’alpinisme venait de faire une énième victime et j’étais partagée entre la soif de lire d’autres récits, et la peur de découvrir d’autres cadavres. Ouf, j’ai eu des nouvelles de Richard Gaitet, il a réussi son ascension et en tirera un récit vivant.
Il me fallait donc poursuivre mes lectures sur l’alpinisme, et je suis tombée (hum) sur cet ouvrage de Gaëlle Cavalié, qui elle, est restée en place sans chuter, mais a bien failli ne pas s’en sortir. Elle est restée coincée pendant 4 jours et 4 nuits sur la face nord de l’aiguille Verte du Mont-Blanc. Agée de seulement une vingtaine d’années, elle décide un jour de partir en solo pour gravir le Mont-Blanc. Elle en rêvait, et cela l’attirait plus que tout. Impossible de résister à cet appel, malgré les tiraillements intérieurs que cela générait : la colère d’une mère, le mensonge par omission fait au père (qui pensait qu’elle n’était pas seule), l’inquiétude que cela pouvait simplement générer parmi sa famille et ses amis, mais aussi sous son propre crâne.
Etre coincée, apprend-on, c’est : être prisonnière du froid, de la soif bientôt, ne plus pouvoir ni monter ni descendre ni rester à découvert à cause des intempéries, être absolument seule. Rien qu’avec soi et la peur bleue de ne plus jamais revoir personne, de ne jamais être retrouvée. Heure par heure, la jeune femme détaille le flux de ses pensées, de ses inquiétudes, de ces obsessions qui se font de plus en plus oppressantes, de jour comme de nuit. Pourtant, un énorme petit quelque chose vient la soutenir dans ce moment le plus épouvantable : ce sentiment que tout ne peut pas s’arrêter là, qu’elle peut s’en sortir.
Le livre est remarquablement bien construit, car on ne sait absolument rien de ce qui se joue à l’extérieur. Jusqu’au bout, on se demande avec Gaëlle Cavalié : est-ce que quelqu’un pense à elle ? Quelqu’un va-t-il prévenir les secours ? A partir de quand les gens vont-ils commencer à s’inquiéter ? Prévenir la gendarmerie ? Lancer les recherches ? Le récit est construit de telle sorte qu’on se pose les mêmes questions que l’auteur, qui elle, est prisonnière avec un mince espoir de s’en sortir. Tout ce qu’on sait, c’est qu’elle a écrit ce livre, qu’elle est là aujourd’hui pour en parler. La conclusion du livre opère du coup comme un savoureux soulagement, et tout le suspens s’y concentre de manière inattendue, alors qu’on connaît déjà le dénouement.
C’est un témoignage de haute intensité que nous livre ici l’alpiniste. Un témoignage qui ne nous console pas des autres pertes humaines occasionnées par la montagne, cet endroit hostile (ous dit-elle) où, sans doute, l’homme n’a peut-être rien à faire. Peut-être les hommes savent-ils tout cela au fond d’eux, et s’aventurent comme Ueli Steck en sachant pertinemment ce qui peut arriver, qu’ils en acceptent le risque, l’apprivoisent, jusqu’au jour où le fil se brise tout à fait. D’autres ne sont pas faits pour terminer leur course en altitude, mais plutôt pour en ramener leur expérience et nous mettre en garde… ou nous faire rêver. Les voir revenir est rassurant. Apprendre leur chute est terrible mais n’en est pas moins fascinant : de légendes vivantes, certains se transforment en mythe, et chaque montagne porte ainsi les stigmates de ces explorateurs de l’impossible. Pour la plupart, ceux qui ne reviennent pas, on parle sans doute de moins d’une minute de chute durant laquelle il n’y a pas un cri, pas un signe d’agitation, juste un regard fataliste qui ne cherche même pas à se raccrocher à la roche. Pour Gaëlle Cavalié, qui est revenue, il s’agit de Cent heures de solitude. Gageons qu’elle n’échangerait pour rien au monde ces heures là, contre une minute fatale. La vie l’anime avec force.
Cent heures de solitude, Gaëlle Cavalié, Editions Paulsen (Guérin), mai 2017, 177 pages, 12 euros.