Pudeur : Disposition, propension à se retenir de montrer, d’observer, de faire état de certaines parties de son corps, principalement celles de nature sexuelle, ou de montrer, d’observer, de faire état de choses considérées comme étant plus ou moins directement d’ordre sexuel; attitude de quelqu’un qui manifeste une telle disposition. (source : TLFI)
Sans doute lira-t-on au sujet du livre d’Erwan Larher quelques articles qui mettront en avant la pudeur de l’auteur. Il en est toujours ainsi. Il en est quasiment toujours ainsi lorsqu’il s’agit de traduire la démarche de quelqu’un qui écrit, ou qui parle de l’indicible. Il en va de même pour le récit autobiographique, qu’il s’attèle à une affaire traumatique, qu’elle soit sexuelle ou non. Ainsi, peut-on lire parfois « il s’est mis à nu, avec pudeur ». Soupir. Contentement de la foule. Le jongleur a réussi son tour de force, il a survolé la piste d’un trapèze à l’autre.
Le livre que ne voulait pas écrire Erwan Larher est tout, et magnifiquement tout, sauf pudique. Cette pudeur, elle le retenait. Ce qu’il aime, c’est inventer des personnages, les façonner, leur inventer une histoire. Il s’en sert comme de pantins tourmentés pour mettre en lumière les perspectives de la société. Dans ses romans, il étudie d’autres vies. Construire pour mieux déconstruire, mûrir, sentir. Ecrire. Donner à lire.
L’homme qui a survécu à la tuerie du Bataclan le 13 novembre 2015 refusait de s’emparer de sa propre histoire (de notre histoire, de leur histoire, de cette Histoire collective) pour en faire la matière d’un livre. Comment ? Lui, écrire un livre sur l’attentat ? Cette histoire-là est déjà écrite, c’est du passé. Il n’y a rien à écrire de plus. Mais… quelle probabilité pour qu’un écrivain se trouve dans la salle ce soir-là et s’en sorte ? L’homme qui a survécu et qui ne voulait pas écrire, soudain, se fige au son du verbe « partager ».
Nous sommes dans l’ère de l’instantané, du live, du selfie, de l’impudeur absolue. Tout cela est éphémère. Le vrai partage, lui, consiste à laisser une trace, faire réfléchir, s’inscrire, marquer les esprits et les faire rebondir. Partager. Il ne tolère aucun like, se fiche d’être aimé : il veut susciter la réflexion, le débat peut-être ? Le vrai partage est généreux, ne demande rien en échange, ni admiration ni pitié. C’est un cadeau.
Miroir : Objet constitué d’une surface polie (de verre étamé ou, pour les modèles les plus anciens, de métal) entourée ou non d’un cadre, qui réfléchit la lumière, les personnes et les choses. (source : TLFI)
Pour faire ce partage, il a donc fallu qu’Erwan Larher soit poussé par des amis qu’on ne remerciera jamais assez. Plusieurs d’entre eux mettront la plume à l’ouvrage, du récit distancié de celui qui a eu peur à celui qui n’en a pas eu le temps en passant par ceux qui auraient dû être à ses côtés. Au début il titube, vacille presque devant l’ampleur de la tâche. Et s’il revenait un peu en arrière, à la façon dont la musique (et pas n’importe laquelle, donc), est entrée dans sa vie ?
Ainsi, l’auteur s’engouffre dans un récit qu’il va transposer à la deuxième personne, afin de mieux distancier cet autre lui qu’il va étudier et aiguiser, puis pousser au coeur de l’enfer, de la salle de concert. C’est là que s’opère la magie de ce livre : ce n’est plus l’auteur qui couche une histoire et des personnages sur les pages, afin d’en tisser l’étoffe. Désormais, l’homme qui se trouve au coeur de l’Histoire (qui existe déjà, monstrueuse), lui, le grand gaillard très mince adossé au pilier, muni d’une bière, deviendra L’Ecrivain. Cet écrivain là n’a plus rien à écrire, tout est déjà déroulé, il n’y a plus qu’à parcheminer. L’homme au dessus du cahier va s’en charger, accompagné de ses amis les plus fidèles. Ensemble, ils écrivent un autre concert, rythmé par la langue, une symphonie, un hymne à la vie, à l’amitié, à l’amour. Le véritable héros de l’histoire c’est lui : L’Ecrivain. Qui n’a rien écrit en fait. Puisque l’Histoire s’en est chargée pour lui.
Héros : Combattant(e) remarquable par sa bravoure et son sens du sacrifice. (source : TLFI)
Bien entendu, le héros de ce livre est un anti-héros. Douillet, chochotte, qui s’auto-proclame volontiers « Super lavette ». Excusez du peu : si on rembobine, L’Ecrivain se trouve dans une salle de concert où gisent beaucoup de personnes mortes, vivantes, à demi ou peu, dans une marre de sang gigantesque. Il n’échappe pas à cette règle rouge : il gît lui aussi dans ce sang, recroquevillé comme il peut pour faire le mort comme il se doit afin de rester en vie (lui qui d’habitude fait le mort pour pouvoir écrire tranquillement des histoires afin de donner vie à ses personnages). Lui qui écrivait à ce moment là un roman intitulé « Marguerite n’aime pas ses fesses » vient de se prendre une balle dans le cul. Karma.
On ne remerciera jamais assez les amis d’Erwan Larher. D’abord, pour leur participation magnifique. Ensuite, pour leur amitié, leur amour, tant qu’on les lui envie.
Le héros de cette histoire, ce n’est pas Erwan Larher dans le Bataclan. Ce n’est pas Erwan Larher se remettant de ses blessures, toutes. Ce n’est pas l’Ecrivain, qui, on l’a compris, est un anti-héros. Le véritable héros, c’est Erwan Larher ayant écrit ce livre.
Il en aura fallu, de l’abnégation. Il en aura fallu de l’impudeur. Il en aura fallu de la distanciation. De la peur, du doute, de ces regards qu’il a croisés à cet endroit où il s’était trouvé au mauvais moment comme beaucoup d’autres, des morts, des vivants, des demis.
Il en faut, de l’abnégation et du courage pour décortiquer tout ça et expliquer avec clairvoyance que tout n’est pas aussi simple, que les médias et la société doivent prendre leur part de responsabilité dans tout ce qui arrive à ce collectif dont l’auteur, le lecteur, les morts les vivants font ou ont fait partie. C’est un livre sincère, juste, emprunt d’humanité (bordel) où se glisse une bonne dose d’humour et d’autodérision. C’est un livre de chair, de sang, d’os, et ce qui ressort de tout ce sang, ces chairs, ces os, c’est au final une belle et grande envie de vivre, sans même la prétention d’en découdre avec la mort. Il n’y a aucune velléité de morale, juste de l’amour.
Mais dans tout ça, où sont passées les Santiags ? Et est-ce que… non rien. C’est une autre histoire qu’il faut écrire maintenant.
Le livre que je ne voulais pas écrire, Erwan Larher, Quidam, Septembre 2017, 260 pages, 20 euros.