Steak Machine, de Geoffrey Le Guilcher

Steak Machine, de Geoffrey Le Guilcher

L’envers de l’industrie de la viande a maintenant sa littérature, son cinéma. En ce qui concerne les abattoirs, cela a peut-être commencé avec Upton Sinclair, et son livre « La jungle », décrivant très précisément l’enfer des abattoirs de Chicago, tant pour les animaux que pour les humains.  Au regard des autres domaines étudiés cependant, l’industrie de la viande ne représente pas encore assez de volume et d’études publiques pour qu’on sache réellement ce qu’on peut trouver derrière ses murs. Tous les aspects n’ont pas encore été assez inspectés, décousus, dévoilés. De plus, c’est plutôt quelque chose qu’on cherche à cacher depuis l’après guerre : les abattoirs sont passés de la rue à l’usine. La raison est simple : la tuerie est dérangeante. Personne ne souhaite faire le rapprochement entre la bête et l’assiette. Par ailleurs, les quantités produites (le nombre de bêtes abattues par jour) ont considérablement changé : imaginez une longue procession d’animaux allant vers le pistolet du boucher toute la journée ? Les rues de Paris n’y suffiraient probablement pas, ni le canal de l’Ourq, de la Seine-et-Marne aux abattoirs de Pantin, fermés depuis des années.

Tous les aspects de cette question de société n’ont pas été explorés donc. On peut voir par-ci par-là des vidéos tournées à la sauvette par des associations de protection animale : aux yeux de certains, ces vidéos perdent du crédit à mesure qu’elles cumulent certains critères quant à leur mode opératoire. Elles sont illégales, tournées par des gens qui prennent le parti des animaux, et visent à faire disparaitre l’industrie de la viande. Oui, mais encore ? L’important réside plutôt dans la violence de ces images, tournées par des gens qui passent outre leur dégoût de cette violence, la combattent pour percer à jour des méthodes plus que douteuses. Qui de celui qui les tourne, de celui qui agit, de celui qui la provoque est le plus coupable de tous ?

Pour le savoir, il convient bien entendu de comprendre ce système qui a changé du tout au tout en un peu plus d’un siècle de temps. Pour comprendre le système, il n’y a qu’une solution : en faire partie. Rien de tel que la pratique pour savoir de quoi on parle ici. Geoffrey Le Guilcher a donc pris un jour la décision de « s’infiltrer » dans la filière de la viande, en commençant par le bas de l’échelle.  De journaliste, il devient un temps intérimaire dans un abattoir de Bretagne, la Rolls Royce des abattoirs de la région. Avant d’entrer dans les lieux, il n’est pas végétarien. A la pause, il lui sera plus difficile de s’attaquer à son steak.

Et la machine est bien huilée apprendra-t-il : vous êtes jeune, de pauvre condition, et les études ne vous conviennent pas plus que ça. Vos parents, vos potes ont trouvé un boulot durable, à plein temps, qui rapporte le Smic. C’est beau se diront certains. Inespéré s’exclameront d’autres. Toujours mieux que les études se diront les derniers. Et puis, il y a les réductions sur la viande, qui vont avec. La prime au rendement. La prime de noël ou tout comme. A partir de là, pourquoi chercher un job ailleurs ? Ici, la routine s’installe, jusqu’à ce que la rotule se débine. Au début, c’est la cadence qui impressionne, le bruit qui malmène, puis tout devient une question d’habitude, même la douleur.

On retrouve dans la douleur des personnages du livre de Geoffrey Le Guilcher ce qu’on entendait dans le documentaire de Manuela Fresil : les hommes et les femmes de l’abattoir finissent par développer des pathologies osseuses ou tendineuses, à l’endroit où ils coupent les animaux. Comble de l’outrage fait constamment à ces employés, leurs pathologies ne sont pas toutes reconnues comme maladies professionnelles. L’abattoir est certainement l’un des derniers endroits où l’arrêt maladie à répétition peut devenir un bon prétexte, légal de surcroît, au licenciement de l’employé.

Geoffrey Le Guilcher a eu un sacré toupet. Il a eu une sacrée bonne idée de s’investir lui-même dans cette enquête parce qu’il a vraiment bien fait le job. Son témoignage est d’une authenticité remarquable, et il le fait à la manière d’un vrai journaliste qui ne prend parti ni pour l’un ni pour l’autre camp. Il ne s’apitoie pas non plus sur le sort de l’animal, victime pourtant incontestable de la machine, ni sur celui des ouvriers de l’abattoir qu’il rencontre, bien qu’on sente évidemment qu’il en déplore la condition et le destin. En allant jusqu’au bout de sa démarche (enquêter, écrire un livre, tirer de son enquête la substantielle moelle si l’on peut dire), il parvient à ne trahir personne : ni les défenseurs de la cause animale de l’association L214 qui l’ont aidé dans sa démarche, ni les employés avec qui il a fraternisé dans la galère, ni le lecteur à qui il restitue tout sans pathos. Partant, il s’agit peut-être, avec le récit de Pierre Hamard « Omerta sur la viande »  et du documentaire de Manuela Fresil de l’un des plus importants retours sur la question.

Par ailleurs, tout comme il serait judicieux de se dire que protéger la nature et les espèces de la planète va de paire avec les chances de survie de l’espèce humaine, c’est en rapportant malheureusement ces faits touchant à la condition ouvrière dans les abattoirs que l’on parviendra peut-être à toucher davantage de personnes en leur montrant l’absurdité de l’industrialisation de la viande. C’est en s’intéressant aux hommes, peut-être, qu’on pourra arrêter ce carnage mondial en proie à une croissance infernale, et qui consiste à élever, puis massacrer nombre d’animaux pour nourrir une partie seulement de la population, envenimée par des lobbys qui la poussent à consommer davantage encore de protéines animales, alors que ce n’est pas nécessaire, et que cela va à l’encontre de la planète, de notre éco système, et d’une idée de répartition des richesses.

Un livre à dévorer absolument, pour prendre conscience.

Steak machine, Geoffroy Le Guilcher, Editions Goutte d’Or, Février 2017, 200 pages, 12 euros.

About Stéphanie Joly

D'abord critique littéraire dès 2004 pour le Journal de la Culture, puis pour la Presse littéraire. Collabore ensuite au Magazine des Livres, et à Boojum, l'animal littéraire en ligne. Tient un blog depuis 2003. Son nouveau site s'intitule désormais Paris-ci la Culture. Il parle de littérature, toujours, de cinéma, de théâtre, de musique, mais aussi de publicité, de séries TV. En bref : de Culture. Avec Paris-ci la Culture, la Culture a son divan, mais surtout, elle est relayée LIBREMENT. PILC Mag vient compléter le tout presque chaque mois : un magazine gratuit en ligne hébergé sur Calameo.