Senses

Desperate Japanese Housewife

Japon. Kobé. Quatre femmes, à l’aube de la quarantaine se retrouvent régulièrement pour partager les joies et les tracas de la vie quotidienne. Quand l’une d’elle disparaît, emportant avec elle de lourds secrets, chacune va voir vaciller ses certitudes.

Si certains réalisateurs préfèrent oublier les racines de leur art, une poignée en revanche se tourne vers des horizons passés, où les étendues du grand écran étaient traversées par des maîtres intemporels. Aujourd’hui, un large public ne connait plus qu’Akira Kurosawa comme étalon du cinéma nippon. Pourtant, les spécialistes reconnaitront plus facilement la prépondérance de Kenji Mizoguchi et de Yasujiro Ozu. Ce dernier insuffle ses dernières volontés au sud-coréen Hong Sang Soo et au japonais Kore-Eda, ce depuis plus de quinze ans déjà.  Il possède aujourd’hui un nouveau disciple en la personne de Ryusuke Hamaguchi.

Pourtant, le cinéaste clame plutôt haut et fort son amour pour Cassavetes et s’inspire directement d’Husbands. Il dépeint ainsi le portrait de quatre femmes comme l’aurait fait l’américain en son temps. Dans cette fresque  ambitieuse du quotidien, le metteur en scène découpe son œuvre en cinq segments consacrés à chaque fois à une expérience sensitive. D’une durée totale de 5h17 à l’origine, le film a été séparé en trois épisodes distincts pour le marché français afin d’immerger efficacement le spectateur dans cet univers à la fois romanesque et serialesque.

Incarnées par quatre comédiennes amatrices, les protagonistes d’Hamaguchi détonnent à la fois par leur simplicité et leur réalisme. Akari est infirmière divorcée, forte tête, indépendante. Sakurako veille à l’éducation de son fils pendant les longues absences de son mari. Fumi s’évertue à s’imposer dans sa vie professionnelle tout en soutenant celle de son époux. Enfin, lasse d’une vie conjugale dénuée de passion, Jun veut divorcer.

A travers le portrait de ces quatre femmes, Hamaguchi dresse un tableau sans fard aussi bien de la condition féminine au Japon que des interactions sociales au sein d’un pays encore en proie à d’antiques codifications, où l’honneur prévaut sur le bonheur  et l’intégrité de l’individu. Pis encore, dans un pays où la femme peine à s’extirper de l’autorité maritale et à assumer une indépendance plénière, le passage à la modernité sociale peine à se faire ressentir. Au sein d’un tel contexte, nul doute que leurs ambitions, leurs sentiments passent très, trop souvent au second plan.

Pour évoquer cette amitié, mais également rapports de force et tensions sous-jacentes, Hamaguchi n’use point d’un lyrisme lacrymal, optant plutôt pour une forme de retenue bienvenue, en corrélation d’ailleurs avec l’environnement ambiant. Les prises de conscience s’inscrivent très souvent dans une colère sourde que seule Akari parvient vraiment à extérioriser. Seule divorcée au départ, elle montre finalement la voie à sa sororité de cœur. Au milieu de cette atmosphère pesante mais tellement policée, la caméra d’Hamaguchi fait merveille se jouant des ombres et des lumières avec virtuosité, cadrant l’ensemble à la perfection et valorisant constamment l’anodin, le petit détail inopportun sans jamais tomber dans l’excès.

Il intensifie ses dialogues non pas par un script pompeux et inapproprié mais la force de plan-séquences judicieux et audacieux.

Mais la force de son récit tient surtout dans le découpage allégorique qu’il attribue à chaque moment mais aussi à chaque sens, donnant ainsi de l’extraordinaire dans ces tranches de vie si communes, devenant si singulières. Atelier d’expression, procès, lecture publique, sortie en boîte de nuit ou dîner concluant une soirée artistique, Hamaguchi fait montre de savoir-faire quand il fait surgir chez ses femmes l’événement qui bouleversera leurs vies.

Avec Senses, Hamaguchi refuse l’esbroufe et accouche donc d’une œuvre hypnotique, dénuée de toute velléité moralisatrice et d’une émotion à fleur de peau. A contrario de bon nombre de productions du même genre, le metteur en scène propose un long-métrage languissant dont les contours délicieux saisissent bien plus profondément la sensibilité du spectateur. A l’image des maitres d’antan.

Senses chapitre 1 et 2 : film japonais de Ryusuke Hamagushi avec Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara. Durée 2h19. Sortie le 2 mai 2018

Senses chapitre 3 et 4 : film japonais de Ryusuke Hamagushi avec Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara. Durée 1h25. Sortie le 9 mai 2018

Senses chapitre 5 : film japonais de Ryusuke Hamagushi avec Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara. Durée 1h15. Sortie le 16 mai 2018.

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture