Un couteau dans le coeur

L’oiseau au plumage de cristal

Paris, 1979. Productrice de films pornos gays, Anne vit une relation tumultueuse avec sa monteuse Loïs. Désireuse de montrer des films plus ambitieux, elle demande à son comparse Archibald de se lancer dans des scripts plus élaborés. Quant l’un de ses acteurs est retrouvé sauvagement assassiné, elle commence une enquête qui va la plonger au cœur de l’enfer.

Fin des années soixante-dix. Dans une société française en pleine mutation, il est pourtant délicat pour les minorités de s’exprimer, plus encore de revendiquer des droits. C’est au sein de ce carcan rigide que Yann Gonzalez ancre son second long-métrage et fait entrer le spectateur dans le milieu pornographique gay, sans chichi, ni tabou. Pourtant, le contraste survient très rapidement quand la sensualité et l’exubérance ambiante font place à l’horreur mais aussi à l’indifférence.

Dès les premières minutes d’exposition, le cinéaste affiche son goût, aussi bien pour l’excentricité, la liberté que la douleur et la cruauté. En deux scènes, il annonce aussi bien son désir d’indépendance que sa velléité de mener ses protagonistes sur l’autoroute du calvaire. On découvre alors un jeune Adonis recevant les coups du supplicié en lieu et place des plaisirs de la chair. En parallèle, deux femmes s’aiment et se déchirent au cours d’une brève conversation téléphonique où tout est dit et tout finit.

Dans cette atmosphère délétère, Gonzalez ne laisse rien au hasard, place ses pions au centre de l’échiquier des désirs inavoués et des regrets d’un autre temps. Si chacun trouve son compte et comble son désespoir social ou affectif dans des orgies filmées ou lors de rencontres en boîte privée, c’est pour mieux oublier la mise à l’écart dont ils font l’objet. Bars sordides, clubs ghettoïsés, et dédain des structures administratives incarnent le quotidien d’êtres que l’on a marginalisé…en raison de leur homosexualité. Pourtant, le metteur en scène refuse tout plaidoyer larmoyant pour mieux se concentrer sur d’autres obsessions plus formelles et pour son œuvre, beaucoup plus passionnantes.

En effet, user de la fin des années soixante-dix comme référent temporel n’est pas seulement un axe propre à rappeler un contexte éminent difficile pour les minorités évoquées, c’est également un subterfuge judicieux d’accoler sur le fond et la forme, l’esthétique employée tout du long.

Si Anne descend tout droit par moments des héros et héroïnes des films noirs d’antan, son long chemin de croix lui n’est pas sans rappeler les grades heures du giallo italien, qui connut ses moments de gloire en pleine période des seventies. Les ombres de Bava, Fulci ou encore Argento planent furieusement sur le film. Le clin d’œil à l’Oiseau aux plumage de cristal est d’ailleurs à peine caché. Les gueules étranges et autres silhouettes menaçantes renvoient aux plus belles heures du cinéma de genre italien tout comme la violence exacerbée teintée d’une pointe d’élégance. Le dédale mystérieux emprunté par l’ensemble des protagonistes se résout non pas par quelque révélation effaçant une énigme alambiquée mais plutôt par la furtivité des images issu d’un onirisme symbolique déconcertant. Le jeu de dupes n’est alors plus interprété par un casting haut en couleur mais plutôt une mosaïque perverse imaginé par un réalisateur omniscient.

Ce dernier n’hésite jamais à reprendre les grands principes des seventies, des fameux split screen à l’utilisation des héros fatigués. Il construit et déconstruit l’espace et le temps comme si chaque moment qui rapproche de la vérité n’était qu’un leurre.

Quant au final au cœur d’une salle de cinéma, il s’accorde avec cette distanciation entre voyeurisme et interaction avec le vivant, qui fait du spectateur le héros de sa propre vie, la personnification de son propre rôle.

Pour Vanessa Paradis, c’est plus qu’un retour en grâce pour l’actrice révélée par Brisseau, c’est le rappel d’un talent hors-norme et surtout protéiforme que l’on avait oublié. Femme brisée, amante blessée, elle n’a rien à envier aux autres égéries du genre.

Avec Un couteau dans le cœur, Gonzalez signe bien plus qu’un film émaillé d’hommages en dépit du rayonnement de ses maîtres qui affleure à chaque plan. Au-delà des influences, ce second long-métrage se veut comme un grand film sur la peur, pas celle des autres ou celle du sang qui gicle au moment où le plaisir tant attendu laisse place à la mort. Non Gonzalez parle plutôt de la peur de soi, de ses désirs et de ses fantasmes dans un paysage audiovisuel où écrire son désespoir va plus loin que quelques mots sur un morceau de pellicule.

Film français de Yan Gonzalez avec Vanessa Paradis, Nicolas Maury, Kate Moran. Durée 1h42. Sortie le 27 juin 2018.

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture