Un film, un genre
Dans le cadre de la rubrique un film, un genre, j’ai choisi d’abord L’homme qui tua Liberty Valance pour parler du western. Œuvre du maître incontesté du genre,John Ford, le long-métrage possède la particularité de remettre les fondations du western en question et d’ouvrir la voie à Sam Peckinpah et Sergio Leone. Surtout, l’amalgame entre politique, modernité et classicisme fait du film une sorte de chant du cygne à la hauteur des espérances du cinéaste.
Je suis une légende
Fraîchement diplômé, Ramson Stoddard, brillant avocat idéaliste entreprend lui aussi la conquête de l’Ouest américain. A son arrivée, il est sauvagement agressé par un mercenaire local, le redouté Liberty Valance. Recueilli par des restaurateurs de la ville de Shinbone et épaulé par Tom Doniphon, éleveur taciturne mais également redoutable tireur, Stoddard va alors entreprendre une croisade contre Valance et ceux qui oppressent la région.
Début des années soixante. John Ford affaibli par la maladie mais aussi par les ravages de l’alcool ne possède plus l’énergie fabuleuse qui lui permettait auparavant de tourner trois à quatre films la même année. Pourtant, il personnifie encore plus que quiconque le western, genre alors en pleine mutation après les premières piques d’Anthony Mann et d’Elmer Daves et avant l’avènement d’Arthur Penn, Sam Peckinpah et bien sûr de Sergio Leone. Quelques années en arrière, il accoucha de La prisonnière du désert, écrin inégalé et certainement inégalable dans son domaine, symbole de la quintessence d’un genre. Mais l’époque change, les désirs du public évoluent. Ford se doit de suivre pourtant il n’en a peut être plus la force. Mais avant de tirer sa révérence un peu plus tard, il va livrer une dernière grande bataille, un véritable baroud d’honneur avec L’homme qui tua Liberty Valance.
L’homme qui tua Liberty Valance annonce la métamorphose à venir, celle qui marquera l’après John Ford, ce qu’il représente à la fois sur la forme et sur le fond, et dans son sillage ses autres comparses Anthony Mann ou Howard Hawks en tête. Mais au lieu de balayer son legs d’un revers de la main et de prendre ses thématiques à rebrousse-poil comme le feront Leone ou Peckinpah, Ford va s’ingénier à critiquer ce qu’il a bâti de l’intérieur avec cette élégance jamais ostentatoire, avec cette maîtrise de la litote si chère au classicisme d’antan, quand le détail le plus insignifiant ou au contraire le plus évident exprime bien plus que n’importe quel plan trop appuyé (procédé bien trop usité aujourd’hui). Avec L’homme qui tua Liberty Valance, Ford n’a qu’une obsession, écrire une légende tout en remettant en question ses fondements.
Pour arriver à ses fins sans trahir son esthétique, Ford va faire de son ultime chef-d’œuvre un monument de contraste en commençant par se défaire de l’image des grands espaces qui ont fait sa gloire. Dès les premières minutes on voit un couple vieillissant arriver en train dans une ville d’apparence prospère , et Ford ne s’attarde point sur les grands espaces, comme pour annoncer le propos à venir. Le monde a changé, l’Ouest est devenu civilisé, le train a permis de développer ce qui n’était que déserts et cités minuscules à l’écart du monde, d’un état unifié. Lorsque Stoddard conte son histoire aux journalistes locaux, ils sont loin de se douter qu’il a vécu une époque toute autre, c’était il y a des décennies, c’était il y a un siècle d’une certaine façon. La vision de la diligence délabrée qui le conduit en ces lieux dans sa jeunesse opère comme une madeleine de Proust. Le contraste peut alors opérer. Les grands espaces chers au cinéaste laissent très vite place à un western de chambre où les enjeux vont se dérouler dans la petite salle d’un restaurant, d’un local de journal étroit ou encore dans un saloon où les débats démocratiques vont commencer. Pourtant nul n’est à l’abri ni dans les espaces que Stoddard traversa pour arriver à destination, ni dans les rues de cette ville, lieux tous rendus sauvages et périlleux par le mal incarné par Liberty Valance. Lorsque ce dernier se déchaîne avec une cruauté que ne renierait point Anthony Mann, la caméra détourne son regard à l’instar des habitants et du décor, impuissants, écœurés par la violence des coups infligés d’abord à Stoddard puis à Peabody, chantres respectifs de la justice et de la presse. Stoddard lui n’arrive point à comprendre cette ambiance de fin du monde, dominée par la raison du plus fort, lui l’érudit, le sage, l’homme de loi. Ses livres en guise d’armes et son costume rutilant vont à l’encontre des revolvers de Doniphon et de Valance, ainsi que de leur accoutrement local austère corrélant avec la région. Doniphon et Valance sont de la même trempe, de la même race, héritiers d’une génération que Stoddard a bien du mal à appréhender. Lui représente l’avenir, l’éducation mais également l’ouverture à l’Union qu’il s’efforcera de représenter. Stoddard incarne finalement une sorte d’apocalypse au sens littéral pour permettre à un microcosme de grandir, de naître et de renaître. Conséquence, Doniphon se doit alors de céder tout ce qu’il a de plus cher, sa vertu héroïque d’un autre âge mais également la femme qu’il aime. Ici, le triangle amoureux devient cercle vertueux pour mieux défier les apparences et faire triompher une nouvelle forme de raison. Pourtant, Hallie par quelques regards contemplatifs montrera qu’elle a aimé Tom tout autant si ce n’est plus que Ramson lors de funérailles aussi sobres qu’intenses.
Mais le contraste le plus fascinant vient de la légende elle-même, imposture nécessaire pour se tourner vers l’avenir mais également première marche vers la démystification d’un genre. John Ford n’a jamais douté de la valeur épique délivrée par les mythes de l’Ouest, par ses héros solitaires si bien interprétés par John Wayne dans sa filmographie. Pourtant en concluant par la célèbre réplique « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende », il remet une première fois en place les idées préconçues devenues vérités historiques (concept achevé brillamment par Clint Eastwood dans Impitoyable) mais idéalise également un faux héros malgré lui, obligé de vivre avec si ce n’est un mensonge du moins une contre-vérité pour le bien commun.
L’homme qui tua Liberty Valance n’est pas seulement l’expression d’un processus par son auteur, le long-métrage ne transforme pas seulement ses protagonistes en légende mais également son metteur en scène en mythe éternel. John Ford renvoie ses deux amis si opposés et devenus si semblables pour l’amour d’une femme, à l’éternité, l’un par des fleurs de cactus déposés sur son cercueil, l’autre par les mots d’un responsable de train qui corroborent une vérité voulue flamboyante et surtout inspirante pour ceux qui l’écoutent. Mais au fond n’est ce pas là le véritable but d’une légende…
Film américain de John Ford avec John Wayne, James Stewart, Lee Marvin. Durée 2h03. 3 août 1962