20 ans d’écart
Un film, un genre : genre de plus en plus méprisé, le mélodrame fit les beaux jours du cinéma populaire et des studios durant l’âge d’or hollywoodien. Ces dernières années, certains metteurs en scène se sont essayés avec un talent certain à l’art qui faisait pleurer dans les chaumières autrefois. On notera les superbes Two lovers de James Gray et Loin du paradis de Todd Haynes…Ce dernier puisa son inspiration justement dans Tout ce que le ciel permet.
Parler de mélodrame sans évoquer Douglas Sirk, maître incontesté du genre revient à dissocier John Ford et le western par exemple. C’est pourquoi choisir sans doute son film le plus brillant devenait une évidence !
Riche et jeune veuve, Cary Scott repousse divers prétendants par peur des commérages. Son quotidien est bercé par les réunions au club très bourgeois de la ville et l’attente du retour de ses enfants chaque week-end. Sa rencontre avec Ron Kirby bouleverse ses habitudes. Elle s’éprend de ce jardinier, jeune, beau et libre. Une liaison qui va rapidement mettre à l’épreuve les relations de Cary avec son entourage…
Lorsqu’il entreprend le tournage de Tout ce que le ciel permet, Douglas Sirk possède déjà un vécu cinématographique conséquent, consacré pour la plupart aux mélodrames. Si le cinéaste d’origine allemande jouit d’un véritable succès populaire, il subit pourtant des critiques acerbes de la part des journalistes et autres spécialistes. Ce n’est qu’à la toute fin des années cinquante que beaucoup révisèrent leur jugement et reconsidèrent l’œuvre de Sirk. Ce dernier ne le sait pas encore mais sa carrière hollywoodienne touche à sa fin.
Interprète de Ron Kirby, Rock Hudson, lui, a été érigé au rang de star grâce notamment aux films de Douglas Sirk. Bien que lancé par Raoul Walsh et Anthony Mann, sa carrière pris un véritable essor en prenant place devant la caméra du maître du mélo.
Tout ce que le ciel permet incarne à lui seul la quintessence non seulement de l’œuvre de Sirk mais aussi du mélodrame hollywoodien classique. Le pitch de base somme toute ordinaire raconte une histoire d’amour impossible. Cependant, Tout ce que le ciel permet bénéficie ici d’une lecture à plusieurs niveaux à commencer par les enjeux primaires de son intrigue. La romance réunit non seulement deux êtres aux origines sociales contraires mais pis encore, l’heureuse élue est l’aînée de vingt ans de son futur époux. Dans l’Amérique puritaine des années cinquante, un tel sujet devient un brûlot inimaginable, issu d’une situation qu’on peinait à entrevoir… y compris encore aujourd’hui. De cette passion naît une rumeur galopante, propre à engloutir les deux amants, détruisant tout sur son passage.
L’analogie avec le maccarthysme vient sourdre de cette atmosphère nauséabonde et réactionnaire. La calomnie et la propagande d’une morale préétablie sont à même de mettre au ban de la société les personnes qui ne s’y conforment pas. Sous ses airs de bluette, Tout ce que le ciel permet affiche un message social sibyllin féroce et dérangeant pour l’époque, faisant fi des carcans sociaux mais également de la place exigée pour la femme au sein de la société, plus encore si elle est veuve.
Dans ce monde replié, la cruauté va crescendo aussi bien pour Ron que pour Cary. Les commérages enflent et la violence des situations, certes purement mentales vont contraindre cette veuve à des choix douloureux. Mise à mal par des humiliations subies aussi bien en club ou dans des discussions privées avec ses enfants, Cary devra tracer sa propre route quitte à plaire ou à déplaire.
A chaque scène, le style baroque flamboyant de Douglas Sirk fait mouche, usant de couleurs chaleureuses pour mieux souligner la passion qui émane du long-métrage. Si, de prime abord, un apparat aussi ostentatoire peut agacer, il contraste en revanche merveilleusement bien avec des choix de mise en scène bien plus implicites, moins exagérés sur des détails qui ont pourtant leur importance, surtout en ce qui concerne la temporalité. Ainsi, Sirk rythme son récit aussi bien au son du clocher de la ville dessinant ainsi les contours de sa narration mais également en définissant la durée par le rythme des saisons. Ces dernières sont bien évidemment marquées par l’évolution de la végétation, en particulier celles des arbres si chers au protagoniste. Les feuilles tombent rapidement dans un automne qui voit dans le même temps une romance passionnée émerger à la même vitesse. Puis vient l’hiver, ses interrogations, Sirk pose alors son récit et développe peu à peu les enjeux larvés depuis le début. Il finit l’ébauche d’une toile de fond opposant une cité urbaine oppressante à des espaces verts et blancs synonymes de liberté, apanages environnementaux respectifs des deux amants. Dans le cadre d’un Noël aux allures morbides, survient sans doute le plus beau plan du film où l’image rejoint les mots témoins d’une situation. On parle alors de spectacle de la vie par procuration, mauvaise comédie jouée par Cary alors que son reflet dans l’écran du poste de télévision laisse entrevoir tout le désespoir du monde. Pourtant, la force de cette scène tout comme du reste du long-métrage, c’est la volonté de Sirk de ne jamais faire jaillir les larmes alors que tout semble perdu.
Véritable miracle accompli par un cinéaste en état de grâce, Tout ce que le ciel permet applique la recette gagnante de son auteur, distillant au passage coups de cœur et coups de sang sans jamais tomber dans le piège de la guimauve. Paradoxe d’un autre temps, le chef d’œuvre de Sirk procure des émotions sans artifice, juste par la maîtrise d’un récit simple et limpide dans lequel se nichent des trésors de subtilité. Une telle réussite laisse toujours un héritage. Fassbinder puis Haynes en furent les garants, puisant leur inspiration chez leur aîné, avec deux adaptations personnelles qui marquèrent également leur époque.
Film américain de Douglas Sirk avec Rock Hudson, Jane Wyman. 1955. Ressortie le 31 juillet 2019. Durée 1h29.