La dame du vendredi

Scènes de ménage

Un film, un genre : Au cinéma provoquer une émotion est une chose, le faire efficacement et à bon escient en est une autre. L’art de faire rire comme celui d’effrayer se perd de plus en plus au profit d’effets ostentatoires pour masquer une certaine pauvreté dans la mise en scène. Pourtant, la période classique américaine regorge de comédies remarquables, héritières elles mêmes des œuvres de Charlie Chaplin ou de Buster Keaton. En tête, les films de Blake Edwards, George Cukor,  Frank Capra et bien sûr Howard Hawks…

Prêt à tout pour sauver son mariage, Walter Burns, important rédacteur en chef, décide d’envoyer son épouse interroger un condamné à mort.

Réalisateur majeur de la période classique hollywoodienne, Howard Hawks peut se targuer d’une filmographie des plus éclectiques, avec à son actif bon nombre de chefs-d’œuvre du septième art. Aussi à l’aise avec les westerns (Rio Bravo évidemment ou encore La rivière rouge), le film noir (ah Le grand sommeil), le film de guerre (Les chemins de la gloire) ou encore la comédie (L’impossible monsieur bébé ou Les hommes préfèrent les blondes). Parmi justement ces comédies, nous allons nous attarder dans ces lignes sur La dame du vendredi qui si elle n’atteint pas les sommets de l’Impossible monsieur bébé, détonne aussi bien par sa percussion constante que par sa férocité.

La dame du vendredi appartient à un sous-genre de la comédie américaine, la screwball comedy, qui  met en scène romances compliquées, divorces ou remariages impossibles et surtout personnages loufoques aux parures alambiquées. Parmi les stars ayant tourné dans ces films pour le moins haut en couleurs il y a bien évidemment Cary Grant, trop souvent sous-évalué de nos jours aussi à l’aise dans Indiscrétions que L’impossible monsieur bébé.

Dans La dame du vendredi, Hawks lui fournit un rôle à sa démesure, allant jusqu’à inverser les valeurs imputées aux sexes en vigueur. Si Walter Burns se présente comme un homme de presse quasi omnipotent, il n’arrive point cependant à renoncer à l’épouse qu’il a délaissée au fil du temps. Plutôt qu’une approche frontale pour la récupérer, il va s’employer à ruiner son futur mariage par une manipulation experte qui était pourtant l’apanage des personnages féminins à l’époque. Quant à Hildy sa future ex-femme, elle affirme son autorité constante sur les hommes devenant une sorte de mâle alpha, déroutant ainsi les mentalités d’après-guerre, n’hésitant pas à plaquer au sol un fuyard ou à rudoyer verbalement ses confrères.

Grâce à ces caractères bien trempés, Hawks parvient à concocter un enchaînement de scènes savoureuses dont le rythme frénétique ne se situe pas dans la narration d’ensemble mais bel et bien dans chaque moment isolé. Pris dans le feu trépidant de l’action, les protagonistes vont échanger bons mots et plaintes acides alors qu’ils sont en perpétuel mouvement. Le flot volubile et l’agitation incessante permettent de soutirer rires et sourires sans jamais tomber dans la vulgarité et encore moins dans le jeu de mots forcé. Chaque trait d’humour est annoncé dans la scène précédente, soumis à la manipulation des uns et à la crédulité des autres. Emportés par un tourbillon dévastateur, les personnages s’ingénient à se nuire gentiment les uns aux autres pour le plus grand plaisir du spectateur. La scène réunissant Bruce, Hildy et Walter à la fin du long-métrage en incarne le parfait exemple.Les deux hommes se disputent les faveurs de la belle quand cette dernière s’imagine repartir avec les honneurs. Entêtés dans leurs obsessions personnelles et refusant de communiquer efficacement, chacun se renverra à ses responsabilités tandis que Bruce partira avec la fausse monnaie…piège imaginé par Walter quelques minutes plus tôt. Grand architecte de cet humour planifié, Hawks met à mal les convictions originales de ses protagonistes amenant ainsi l’effet comique escompté.

En outre, la grande force de La dame du vendredi réside dans la surenchère cynique de son auteur aussi bien pour accentuer l’humour de son œuvre que de dépeindre un univers médiatique impitoyable. De scène en scène, les uns et les autres rivalisent de cruauté afin d’accéder à leurs fins. Leçon de machiavélisme échevelé, le long-métrage puise alors dans les racines de la noirceur le trait d’âme supplémentaire qui fera s’esclaffer un auditoire surpris par la volonté d’aller toujours plus loin dans l’humiliation de son prochain. Cette approche quelque peu sadique constitue un moyen efficace pour Hawks de dresser un portrait sans concession du milieu des médias sous couvert d’une fable politique comme l’annonce les mots introduisant le générique. Journalistes carriéristes, policiers corrompus et politiciens véreux, tous sont à jeter…tous sauf les quelques simples d’esprit à l’image du condamné à mort, de son amie Molly ou encore du fonctionnaire maladroit Pettibone. En réduisant l’intelligence ici à l’expression même des ambitions égoïstes, Hawks ne ménage pas son courroux et ramène chacun à ses préjugés comme dans ses autres comédies L’impossible monsieur bébé ou encore Les hommes préfèrent les blondes. Sous couvert de faire rire, le cinéaste ne rate pas une nouvelle fois l’occasion d’égratigner son époque…et pressentait déjà celle à venir. Culotté comme ses deux amants, Hawks salera l’addition une ultime fois avec un dernier échange succulent…et encore plus cynique.

Porté par un Cary Grant une nouvelle fois au sommet de son art, La dame du vendredi incarne la quintessence procédurale d’un genre subjugué par un metteur en scène  en état de grâce. Film rendu iconique par le savoir-faire exemplaire de son auteur, La dame du vendredi sous ses allures innocentes se drape d’une aura vénéneuse à souhait, réfutant tout compromis quand le long-métrage dessine l’opportunisme glaçant d’un monde en proie à une hypocrisie bienséante.

Film américain d’Howards Hawks avec Cary Grant, Rosalind Russel, Ralph Bellamy. Durée 1h22. Sortie le 30 août 1974

 

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture