Un privé à Brooklyn
Lionel Essrog, détective privé atteint du syndrome de Tourette, essuie les moqueries de ses interlocuteurs alors que sa mémoire confine au génie. Quand Frank Minna, son mentor et ami est assassiné, il se met en quête de retrouver les coupables. Il va alors lever le voile sur une gigantesque machination au cœur de la New York des années cinquante…
Brooklyn affairs c’est avant tout une question de choix. Le choix d’abord d’un cinéaste, acteur génial à ses heures dont la carrière se cantonnait à quelques seconds rôles anecdotique depuis quelques temps. Le choix d’attendre près de dix-neuf ans pour passer de nouveau derrière la caméra après la savoureuse comédie Au nom d’Anna. Le choix de la patience, la gestation de Brooklyn affairs débuta il y a près de dix ans, mais Norton attendit patiemment son heure, l’heure d’être prêt. C’est enfin choisir de porter à l’écran le roman de Jonathan Lethem, Motherless Brooklyn, prendre de véritables décisions quant à l’adaptation à commencer par changer l’époque des événements. C’est enfin choisir de revenir aux bases du film noir, genre moribond depuis près de quarante ans malgré les soubresauts admirables personnifiés par Chinatown de Polanski, La nuit nous appartient de James Gray ou LA Confidential de Curtis Hanson.
Dans son approche initiale, dans sa première lecture, Brooklyn affairs tient du film noir classique dans ses moindres détails, à commencer par la présentation de Frank Minna, un privé comme tant d’autres interprété par Bruce Willis, l’un de ces descendants (certains diront mauvais descendants) d’Humphrey Bogart et de Philip Marlowe, le trench coat cher à Chandler présent, chapeau bas et ambiance des années cinquante des plus communes. Pourtant, Norton s’écarte très vite des clichés usuels, confrontant sa trame aux pérégrinations de Lionel, que certaines analyses rapides qualifieront de parcours d’un héros à contre-courant du genre. Gêné par son handicap, dans l’ombre de ses comparses, Lionel n’a rien du privé taciturne, efficace, belle gueule à même de séduire son entourage. Il est alors relativement aisé pour Norton de tomber dans l’excès caricatural favorisé par la maladie de son protagoniste. Pourtant, il n’en est rien. En transposant le long-métrage justement dans les années cinquante, Norton entoure son personnage d’une aura aussi folle que mystérieuse, tantôt anarchique, tantôt comique, tant le syndrome de Tourette est assimilé à une aberration, quasiment inconnu de tous, y compris de bon nombre de spécialistes médicaux.
Ainsi, Brooklyn affairs se démarque par sa propension à détourner certains codes fondamentaux du film noir du moins dans sa trame sans pour autant sombrer dans une mise en scène boursouflée, délestée d’une souplesse et d’une fluidité toute classique. L’interprétation d’Edward Norton symbolise toute la finesse de la narration, dans sa perspective, dans sa profondeur. Ainsi, l’acteur réfute le numéro d’handicapé cent fois vus pour briller en contrepartie sur les petites nuances, celles auxquelles on prête trop peu d’attentions. Le metteur en scène quant à lui brouille les pistes, se concentre davantage sur ses enjeux microcosmiques que sur la complexité de l’investigation. Si la critique sociopolitique d’un univers néolibéral afflue tandis que les masques de la corruption tombent, le long-métrage s’attarde surtout aux petites saveurs inattendues, à des anecdotes vivifiant l’ensemble, le rendant plus vrai que nature, bercé par le jazz d’une New-York en pleine mutation d’après-guerre. Tout le talent d’Edward Norton s’exprime dans une prise de position trop souvent éludée, celle de ne pas surligner sa démonstration, celle de ne pas la mettre en relief autre que par des non-dits, par la litote chère aux maîtres d’antan. A l’image d’un final anti-climatique, refusant les atours superfétatoires de circonstance ailleurs, Brooklyn affairs se déleste du poids du présent pour mieux revenir aux fondamentaux du genre, dans sa forme la plus noble, la plus pure.
Aussi extravagant qu’élégant, le film d’Edward Norton se pare de toute velléité spectaculaire pour mieux retranscrire non pas une époque mais plutôt un style, sans fioritures ni ambages. Sans atteindre les sommets des figures de proue du genre, Brooklyn affairs leur rend un vibrant hommage sur la forme en allant à leur encontre sur le fond. Malin et subtil.
Film américain d’Edward Norton avec Edward Norton, Alec Baldwin, Bruce Willis, Willem Dafoe, Gugu Mabatha-Raw. Durée 2h25. Sortie le 4 décembre 2019.