Il était une fois en Amérique

Une autre histoire du temps

Un film, un genre : Il est souvent délicat d’associer un art à une œuvre aussi immense et importante soit-elle. Pourtant, certains s’essaient parfois à tort de se questionner quant à la meilleure représentation de ce qu’est l’art y compris avec le cinéma. La littérature, dès l’antiquité a accouché de vastes fresques censées au mieux l’incarner, à commencer par l’entreprise d’Homère. Sur grand écran, bon nombre citent la trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola comme modèle. Mais en terme de fresque, une autre, tout aussi crépusculaire et majeure, fut engendrée au début des années quatre-vingt, Il était une fois en Amérique.

Début du vingtième siècle. Max et David « Noodles », deux adolescents juifs sans le sou, vivent de menus larcins. Noodles sera incarcéré quinze ans pour le meurtre de l’assassin d’un de ses proches. A sa sortie Max et ses complices d’autrefois s’engagent dans le  jeu dangereux de la Prohibition. L’histoire d’une ascension, d’une amitié et d’une chute.

Le début des années quatre-vingt a vu trois chefs-d’œuvre choir au box-office,  boudés par le public, et reconsidérés par la suite à leur juste valeur. La porte du paradis de Michael Cimino, Blade Runner de Ridley Scott et… Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. Le cinéaste italien est alors connu par un large public pour son travail indélébile sur le western spaghetti, travail en partie mésestimé par la critique toujours nostalgique de la période classique hollywoodienne. Outre la trilogie de l’homme sans nom, le metteur en scène s’est déjà essayé à esquisser de vastes opéras baroques avec sa vision amère de l’Ouest américain dans Il était une fois dans l’Ouest et de la révolution mexicaine avec Il était une fois la révolution. Il va achever cette entreprise et par conséquent cette trilogie avec Il était une fois en Amérique, basé sur l’autobiographie d’Harry Grey, The hoods,  vaste peinture de l’Amérique criminelle des années vingt à la fin des années soixante sur fond d’amitié et de rivalité entre deux truands juifs, tantôt attachants, tantôt terrifiants, incarnés à l’écran par Robert de Niro et James Woods, alors au sommet de leur art.

Il est souvent malaisé de passer d’une époque à une autre sans user de flashbacks maladroits. En outre employer une narration non-linéaire sur une durée aussi conséquente s’avère le meilleur moyen pour perdre le spectateur et surtout pour le lasser. Pourtant, Léone évite l’écueil sans effort, démultipliant les allers-retours dans cette tragédie en trois actes aidé par la puissance de son cut. En liant le montage et le regard de Noodles, le réalisateur accouche d’un résultat fluide, limpide dans sa volonté de transiter entre chaque période, les résidus mémoriels se substituent à la fameuse Madeleine de Proust. Il dépasse sans peine le travail pourtant solide de Bertolucci sur 1900 et par moments celui de Cimino sur Voyage au bout de l’enfer.

Jalonné par l’esthétique et la mise en scène baroque de son auteur, Il était une fois en Amérique dissémine aussi bien de sourdes explosions de violence que des passages poétiques rarement vu chez Leone à commencer par la romance entre Noodles et Deborah initiée par la lecture du Cantique des cantiques.

Leone va alors entreprendre le projet ambitieux de retranscrire un pan de quartier de New York et son évolution avec en son sein une bande de gamins délestés de l’autorité des adultes puis de l’état, incapables de se fixer des limites, gravissant peu à peu les échelons de la pègre locale, sous l’égide de Max toujours désireux d’atteindre l’inaccessible. Pour transformer l’essai, Léone ne néglige aucun angle grâce aux mouvements judicieux de sa caméra et une large profondeur de champ, chaque détail compte surtout lorsqu’il semble insignifiant. Les enjeux sont alors mis en place.

A travers son histoire entrelacée intimement avec celles de Noodles, de Max et de Deborah, Il était une fois en Amérique, tout comme les précédentes œuvres de Léone, va remettre en cause une certaine image de l’Amérique, plus précisément ici les idées préconçues sur le banditisme d’avant-guerre, de la période dorée de la prohibition et des ses acteurs. Le code d’honneur n’existe pas vraiment, abattre un homme par surprise est monnaie courante, et il est plus aisé de faire la cour à des prostituées qu’à la femme aimée tant désirée, celle que Noodles finira par violer…Le meurtre jadis de Dominic  a sonné le glas d’un semblant d’innocence, l’âme rêveuse adolescente de chacun s’est envolé comme les dernières paroles d’un gamin assassiné murmurant à Noodles qu’il s’était trompé… Le constat est clair:  Noodles guide le spectateur par ses souvenirs, dicte la narration et rappelle la valeur du temps,son utilisation intradiégétique et extradiégétique durant tout le long-métrage.

Léone réussit le tour de force d’unir la connotation significative du temps et sa nature en tant qu’unité de mesure nécessaire. S’il serait facile de se perdre parmi les détours incessants de la chronologie alors que quelques secondes peuvent exprimer quelques années, il devient pourtant évident au fil des minutes que ce temps qui s’effiloche inexorablement n’a point d’importance, que rien n’a changé depuis l’époque où Noodles regardait à travers l’ouverture de fortune des toilettes sa bien-aimée. Tout ramène à un moment béni, sacré comme l’union des protagonistes, leur parole scellée dans une consigne de gare dont la clé est accrochée à l’horloge du bar de Fat Moe. Tout ramène également à  ce vol de montre qui a réuni Max et Noodles. Tout ramène enfin à la beauté de Deborah, beauté jugée inoxydable par  Noodles. Son aveuglement n’a pour seul désir que de suspendre à jamais les moments idylliques d’un passé révolu. Pourtant, les affres du vieillissement masqués par un maquillage ostentatoire ramènent le spectateur à une réalité bien plus brutale, plus concrète.

Pour mieux sceller sa démonstration, Léone renverra De Niro dans les abîmes de la nostalgie, dans un final rappelant furieusement celui de La porte du paradis. Noodles, plongé dans un songe merveilleux, sourire aux lèvres face à la caméra, âge incertain, s’exilera hors de ce monde comme ses compagnons.

Léone ne le sait pas encore à la sortie du film mais Il était une fois en Amérique scellera sa carrière. Œuvre désenchantée et mélancolique, portée aussi bien par un duo De Niro Woods fulgurant que par la composition d’Ennio Morricone, Il était une fois en Amérique tient du rêve éveillé, celui d’un auteur parti trop tôt. Le film fascine par son aisance à dicter une action à la fois limpide et sophistiquée, sobre et fastueuse, sans jamais tomber dans l’excès. Si Léone s’est souvent mis en porte à faux du classicisme hollywoodien alors qu’il vénérait John Ford, c’est pour mieux en retrouver l’esprit à défaut de la forme. Une formule gagnante pour l’une des dernières réalisationsmajeures du siècle dernier.

Film italo-américain de Sergio Leone avec Robert de Niro, James Wood, Elizabeth MacGovern. Durée 4h11. Sortie le 23 mai 1984.

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture