Paradis perdu ?
Un film, un genre : 1958. Grande année de production hollywoodienne, même si l’âge d’or s’étiole inexorablement. La comédie musicale n’est plus en odeur de sainteté. Le western connaît ses premiers remous intérieurs signés Anthony Mann (L’homme de l’Ouest) et Arthur Penn (Le gaucher), tandis que Stanley Kubrick choque par sa vision antimilitariste de la Première Guerre Mondiale (Les sentiers de la gloire) et qu’Orson Welles éclabousse de sa maîtrise l’univers du film noir (La soif du mal et son fameux plan-séquence). Au milieu de ses pépites vient s’incruster un véritable OVNI pour l’époque, film d’aventure hors-normes signé Nicholas Ray, La forêt interdite…
Début du vingtième siècle. Un jeune professeur de sciences naturelles débarque à Miami et s’oppose aux autorités locales, favorables à l’extermination de colonies d’oiseaux. Intronisé garde de chasse, il va alors s’efforcer de mettre fin au massacre de la nature orchestré notamment par le célèbre hors-la loi, Gueule de serpent…
Fin des années quarante. Au cours d’une campagne de pêche, Budd Shulberg découvre la région des Everglades, vastes étendues marécageuses à la faune hétéroclite. Fasciné par cette vision, Shulberg, scénariste et écrivain, va s’atteler à façonner une histoire autour de ce paysage à la fois merveilleux et dantesque. L’homme n’est point un inconnu dans le paysage cinématographique. Sa collaboration fructueuse avec Elia Kazan a notamment accouché de Sur les quais. Lorsqu’il présente le projet de La forêt interdite à la Warner, la firme vient d’essuyer plusieurs échecs cuisants. Pourtant, Shulberg obtient les crédits nécessaires et s’improvise producteur en sus de son rôle de scénariste. Son choix de metteur en scène va se porter sur Nicholas Ray, fort du succès La fureur de vivre trois ans auparavant. Adoptant une tête d’affiche alors inconnue en la personne de Christopher Plummer, Nicholas Ray et son équipe entreprennent un tournage de tous les dangers en terre hostile durant lequel le cinéaste affaibli par ses addictions sera remercié avant la fin du tournage. Malgré les nombreux conflits ayant émaillé sa conception, La forêt interdite interpelle aussi bien par sa forme épurée que par son message avant-gardiste plus que jamais d’actualité.
Opter pour Nicholas Ray en tant que réalisateur sur un sujet aussi engagé s’avérait logique, tant le cinéaste favorise aussi bien les personnages aux caractères bien trempés que les portraits sociétaux sous-jacents. Bien sûr il y a le tableau d’une jeunesse désabusée dans La fureur de vivre. Mais il ne faut pas oublier non plus son violent réquisitoire contre le Maccarthysme dans le sublime Johnny Guitare, western désenchanté et mélancolique. La forêt interdite d’ailleurs dans son exposition présente également les atours d’un western crépusculaire. On y voit Christopher Plummer arriver dans une Miami encore en début d’expansion, aube d’un vingtième siècle trouble où la loi locale n’est pas encore bien établie, où règne encore une certaine anarchie, Gueule de serpent et sa bande des marais ayant remplacé les hors-la loi du Far West. Ici la quête de l’or a été supplantée par celle des plumes d’oiseaux migrateurs, l’appât du gain persiste tandis que les dommages collatéraux à l’environnement se multiplient. La scène ou Plummer s’oppose aux porteuses de chapeaux à plumes et se heurte par là même aux autorités corrompues rappelle furieusement les appels aux duels farouches de l’Ouest américain.
Puis Nicholas Ray met son processus en branle, celui d’afficher un cadre naturel majestueux et des protagonistes haut en couleurs pour préparer un final dantesque, véritable morceau de bravoure à travers les marécages locaux. S’il choisit de filmer les espaces naturels avec le même lyrisme que John Ford ou Anthony Mann, c’est pour mieux montrer un décor empli de merveilles à protéger mais qui sait très bien se défendre, chaque plan dévoilant aussi bien l’envol d’oiseaux migrateurs majestueux que des menaces tapies, prêtes à bondir serpents ou alligators. Gueule de serpent et sa horde ne font que se fondre dans cette faune hostile. L’allégorie est à la fois posée en mots et en images. A l’occasion l’hôte de Plummer raconte sa rencontre fortuite et fatale avec un serpent qui lui a coûté une jambe, alors qu’il n’avait pas vu venir l’animal. Gueule de serpent est de la même trempe, à l’instar de son »familier », il débarque sans crier gare, au moment le plus inopportun, son apparition à l’écran quelques instants après ladite conversation, surprend Plummer en pleine séance photographique. L’élégance d’un fondu enchaîné rejoint celle l’image de terreur évoquée par les paroles énoncées plus tôt. Élégance de la mise en scène donc, mais aussi élans poétiques désirés par Ray, incompris sur le tournage et pourtant si réussis à l’arrivée. A commencer par la scène fulgurante dans laquelle un malfrat muet demande délicatement la main d’une jeune femme timorée. Ray filme l’entame de leur romance avec la même passion et la même délicatesse que ses chers espaces naturels.
En outre le film tient sa réussite également dans l’opposition à l’écran entre Christopher Plummer et Burl Ives, rivalité quasi paternelle ici, les deux hommes entretenant une relation nécessaire d’amour/haine jouée à la perfection. Le récit initiatique de Christopher Plummer est narré de façon limpide, dénué de toute ostentation. Celui arrivé paré de ses plus beaux vêtements et de sa science se mêlera au pragmatisme de la nature pour sa propre survie, et c’est au cours d’une beuverie mémorable qu’il accédera véritablement au statut d’homme, réfutant enfin le sobriquet qu’on lui aura affublé pour reprendre son véritable nom. Efficace. Efficace surtout comme la dernière partie, parcours trépidant permis par le sentiment de perdition et le jeu de poker menteur tendu entre les deux hommes, se concluant par la même violence qui les a guidés jusque là.
Efficace comme le discours écologique voulu par Shulberg dès le départ. Au-delà des affres du capitalisme, cinéaste et scénariste refuse l’instrumentalisation née des besoins cupides d’une société en perdition pour remettre au centre des débats le véritable rôle des uns et des autres.
Film maudit dans sa gestation, La forêt interdite fait office d’œuvre majeure méconnue injustement. Porté par les quelques moments de grâce de ses auteurs, enhardi par la nécessité de son combat, le long-métrage n’oublie jamais ses envies d’aventure, aventure toujours plus grande vécue de l’intérieur.
Film américain de Nicholas Ray avec Christopher Plummer, Burl Ives. Durée 1h29. 1958