Le syndicat du crime
Ancien soldat de la Seconde Guerre Mondiale, Frank Sheeran, chauffeur sans histoire devient le protégé du parrain de la pègre, Russel Buffalino. Pendant plusieurs décennies, il va exécuter leurs besognes, traversant les différentes périodes de l’après-guerre et côtoyant notamment Jimmy Hoffa, célèbre syndicaliste américain disparu dans de mystérieuses circonstances.
Existe-t-il un moyen de traverser le temps, de le figer seconde après seconde, et de retarder un vieillissement inexorable, pour ne pas tomber dans l’oubli ? Y a-t-il une place exonérée du poids des puissants, où la corruption n’a pas encore pris le pas sur l’art, où le maître d’œuvre puisse encore s’exprimer malgré l’âge, malgré les enjeux, malgré les changements ambiants ? Pour Martin Scorsese, il n’y a aucun doute depuis le commencement, ce moyen, ce lieu ce doit être le cinéma !
Pour répondre une nouvelle fois à cette question, Scorsese rassemble deux monstres sacrés du cinéma hollywoodien à savoir Robert de Niro et Al Pacino, fait rarissime qui fait d’emblée d’Irishman une curiosité absolue pour les uns, un monument à n’en point douter pour les autres et surtout à ne pas manquer. Nanti d’un budget colossal, Scorsese n’a qu’une seule et unique ambition, livrer la fresque ultime de ce début de siècle capable de rivaliser avec les monuments que sont la trilogie Le parrain de Francis Ford Coppola et Il était une fois en Amérique de Sergio Leone.
A l’instar de ses comparses, Scorsese s’est déjà essayé aux sagas mafieuses avec les réussites que l’on connaît, à savoir Les affranchis et Casino. Il décide d’adapter ici librement l’ouvrage consacré à la vie de Frank Sheeran de Charles Brandt, I heard you painted houses, ouvrage dans lequel l’auteur rapporte le parcours de cet Irlandais à la solde de la pègre, ayant avoué peu à peu avant sa mort le meurtre de Jimmy Hoffa.
Le film s’ouvre et se referme sur les mots d’un Frank Sheeran vieillissant, rendu à l’éternité, ses confessions intimes à la caméra et aux spectateurs plongent les subconscients dans une aventure spatio-temporelle intérieure dantesque. L’état de Robert de Niro durant ces premières et dernières minutes n’est pas sans rappeler celui d’Al Pacino dans la conclusion du Parrain 3, en proie à ses souvenirs à l’image de l’Irlandais ici. Si mettre en scène c’est construire une ancre spatiale et temporelle cohérente pour ses protagonistes, alors The Irishman applique la leçon avec un certain sens de la démesure, promenant ses personnages au fil des époques, d’un bout à l’autre des Etats Unis. Scorsese s’emploie alors à entremêler ses ambitions d’hier et d’aujourd’hui, entre rentabilité exigée depuis sa victoire aux Oscars pour Les infiltrés mais également velléités testamentaires déjà bien appuyées dans Silence. Scorsese prend alors un malin plaisir à dresser le portrait de Frank Sheeran, ancien combattant gravissant rapidement les échelons de la mafia, sans jamais devenir véritablement un leader. Témoin silencieux d’un temps révoqué, Sheeran n’existe que pour servir Russel Buffalino (magistralement interprété par Joe Pesci) et ses associés, sans rechigner ni contredire ses commanditaires. En lieu et place d’une quelconque glorification de son antihéros, Scorsese appuie son caractère amoral, dénué de scrupules alors qu’il ne cesse de brandir à tout va, valeurs familiales et code d’honneur. Pourtant en dépit de ses belles paroles, ce voyou ordinaire exécute ses proies dans le dos, trompe jusqu’à ses propres enfants, et trahi les uns et les autres, y compris ceux qui ont fait son succès, à commencer par Hoffa lui-même.
La force du récit tient dans la petitesse de Sheeran, qui ne sera jamais malgré lui un gros poisson, finissant ses jours en maison de retraite quand ses anciens compagnons d’armes périssent par les armes. Pourtant dans cette guerre pour le pouvoir où personne n’est épargné y compris les présidents, la plupart finissent par tomber dans l’oubli, petits et grands. Personne ne se souviendra de Frank Sheeran dans l’inconscient collectif ni de Jimmy Hoffa en atteste les paroles de l’aide soignant à la fin du long-métrage. Cependant, chacun en bout de course cherchera l’absolution, à l’image de l’entrevue fondatrice du film entre Sheeran et un prêtre. Les regrets avoués de Russel quant à l’exécution d’Hoffa, ou la volonté de Frank de renouer avec sa fille évoquent aussi bien les chemins de croix que les désirs de rédemption affichés par la plupart des personnages scorsesiens par le passé. Souvent la figure féminine, madone céleste incarnait la clé de voûte de cette rédemption, jamais aussi bien représentée à l’écran que par la piéta finale d’A tombeau ouvert. Ici, Frank ne retrouvera pas la grâce aux yeux de sa fille, damné sans doute pour le restant de ses jours et au-delà.
Au niveau purement formel, The Irishman conforte l’esthétisme de son auteur qui n’a jamais oublié la nostalgie des seventies et d’une certaine manière l’échec du Nouvel Hollywood. Sa narration à rebours étire le temps, démultipliant les flashbacks à l’intérieur des flashbacks, à la manière d’un Eastwood sur Bird. Une narration rendue limpide, exemplaire et efficace par ce procédé, démontrée par le montage malin du procès de Jimmy Hoffa.
Malgré ses forces, Scorsese s’éparpille de temps à autre maladroitement rendant la durée du long-métrage quelquefois intenable, la faute en incombe à plusieurs dialogues mal troussés desservant la fluidité mais surtout la nécessité de l’ensemble. En outre, côté technique, les effets de rajeunissement des acteurs décrédibilisent le propos, et surtout un metteur en scène en guerre avec les machines à effets spéciaux contemporaines.
Enfin, il existe en quelque sorte un désir sous-jacent de règlement de comptes avec Hollywood dans The Irishman, comme si Scorsese devenu juge, acteur et victime voulait se placer au dessus de la mêlée, dernier rescapé encore intègre d’un autre temps.
C’est pourquoi The Irishman comme son protagoniste convainc non pas par son ambition mais clairement dans ses petits détails anecdotiques, cycliques parfois cyniques. La répétition du quotidien de Frank Sheeran comme celle de l’œuvre de Scorsese amène à penser que rien ne meurt totalement jamais, ni le talent, ni les erreurs, que les péchés d’orgueil d’hier se soustraient à la sagesse du jour. Scorsese atteint il l’apogée connue par ses aînés ? Sans doute pas. Mais il a le mérite d’avoir tenté de s’en approcher et de ne pas s‘être brûlé tel Icare en s’y essayant.
Filma américain de Martin Scorsese avec Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci. Durée 3h29. Sortie le 27 novembre 2019 sur Netflix.