Le charme discret de la bourgeoisie
1939. André Jurieux, aviateur émérite, atterrit victorieusement au Bourget après avoir traversé l’Atlantique en solitaire en une durée record. A son arrivée, il cherche vainement Christine, sa muse, qui ne se trouve point là pour l’accueillir. Fou de chagrin, le héros national tente de mettre fin à ses jours. Son ami Octave, confident également de Christine s’efforce de les réconcilier. Mais Christine, femme mariée au marquis de La Cheyniest ne peut rompre ses engagements. Tout ce beau monde va se réunir le temps d’une partie de chasse au sein de la propriété du marquis en Sologne. Moment propice pour qu’éclatent scandales et se nouent des liaisons dangereuses…
Lorsqu’il entreprend le tournage de La règle du jeu, Jean Renoir fait déjà office de cinéaste majeur, son adaptation de La bête humaine de Zola et sa Grande illusion ont marqué bon nombre d’observateurs de l’époque, ainsi que le grand public. Pourtant, en cette veille de Seconde Guerre Mondiale, c’est un autre destin qui attend La règle du jeu. Conspué par ceux qui l’acclamaient peu de temps auparavant, telle une idole qu’il fallait immoler après l’avoir vénérée, Renoir recevait de plein fouet les foudres des critiques et de l’ensemble des spectateurs. Il faudra près de vingt ans pour que tous s’inclinent à juste titre devant La règle du jeu. Les cinéastes de la Nouvelle Vague, pourtant peu friands de l’œuvre de leurs ainés ne tarissaient pas d’éloges sur le long-métrage jadis détesté de Renoir, à commencer par Truffaut ou Resnais. Aujourd’hui, les historiens et théoriciens du cinéma placent La règle du jeu parmi les cinq ou dix films les plus importants du septième art aux côtés de Citizen Kane, l’Aurore, ou La nuit du chasseur.
Certes certains ne sont point les prophètes de leur époque. Cependant, il est incompréhensible d’entrevoir l’échec de La règle du jeu, d’en apprivoiser le caractère maudit alors que le film a depuis acquis le statut d’icône et ne l’a plus quitté. Les ambitions affichées de Renoir relevaient du divertissement, du vaudeville bon enfant. Mais sous couvert de la farce innocente, se drape un portrait au vitriol d’une société déliquescente, en proie à l’entropie, pas si différente de celle passée ou à venir…
Alors que le conflit sonne aux portes du pays, Renoir se plaît à mettre en scène ceux qui sont censés en incarner le plus haut degré de distinction, de civilisation. Un week-end, une partie de chasse bon enfant deviendront un prétexte aux jeux de l’amour et du hasard mais également à la duplicité qui se niche aussi bien dans les reins de la bienséance bourgeoise que dans ceux qui les servent, toujours prêts à plaire. Ici il est bien inutile de regarder les laissés pour compte ou les victimes collatérales d’un jeu cynique, celui de la vie des élites ou d’aspirer à en être. Comme l’exprime si bien Marcel Dalio, le mensonge est un vêtement bien lourd à porter. Ou comment se vautrer dans le fauteuil des illusions, celui d’une société idéale, policée, maniérée et pourtant inhumaine.
Le cinéaste se targue de ne point chercher à atteindre une quelconque perfection formelle, à commencer par celle de La grande illusion. Malgré tout, sa science de la mise en scène, son élégance ostentatoire culminent ici au point de susciter par la suite bon nombre de vocations. Mieux encore, tout coule de source, paraît limpide à l’écran. Certes, le propos supposé entre vaudeville assumé et marivaudage raffiné appelle à la comédie de mœurs légère, insouciante, à une période durant laquelle tous aimeraient oublier la gravité des événements en cours. Mais Renoir, contrairement à ses protagonistes, refuse la frivolité d’un moment, aussi indolent soit il. Alors que fusent les bons mots, le metteur en scène attaque, critique, montre les crocs à un monde dans lequel il ne se reconnaît plus. L’humour laisse place à l’ironie glaçante, alors que l’attitude prévaut toujours sur la justesse des propos ou des actes. Il faut savoir tenir son rang, que l’on soit héros national, hôte issue de la noblesse, femme bafouée ou délaissée, domestique ou braconnier. Chacun doit jouer son rôle tandis que le spectacle doit continuer. La comédie bouffonne se mute petit à petit en tragédie sinistre. Les coupables ne sont jamais châtiés ni renvoyés à leurs responsabilités, mais doivent toujours porter le vêtement mensonger qui leur sied si bien. Oui, il faut préserver son rang et suivre la règle, la règle d’un jeu social quitte à humilier, à nier et surtout à se voiler la face. Tous les protagonistes sont passés maîtres dans cet art d’oublier pour exister et de ne point déroger à cette règle. Renoir excelle dans sa froide démonstration, dans son portrait de l’âme humaine jamais rassasiée de sa propre médiocrité, de son autosatisfaction à se détruire avec le sourire, avec courtoisie.
Ainsi comment ne pas être frappé par le discours dégradant de Christine vis-à-vis d’André devant un auditoire avare en commérages, tandis que la maîtresse de maison dédaigne poser un regard sur celui qu’elle éconduit. Pourtant, il faut accepter la bassesse sans rendre les coups, quitte à s’asseoir sur le peu de dignité, tant que l’apparat est respecté. Le mari cocu préférera voir partir sa femme tant qu’elle le quitte pour quelqu’un du même échelon social. L’épouse et la maîtresse se retrouvent et s’affairent à un point commun au lieu d’un crêpage de chignon. Dans cette scène révélatrice, les deux jeunes femmes regardent d’abord dans une direction commune pour finalement se faire face après avoir découvert ce qui les liait, le mari volage.
Renoir, quant à lui rythme sa narration au fur et à mesure que les festivités laissent place au désarroi, en soulignant délicieusement la constance de ses personnages à parader dans une indifférence mêlant sentiments d’arrogance et d’indécence. Si les rôles de chacun sont attribués à l’avance, maîtres et serviteurs se soumettent aux mêmes intérêts décadents, affichant une complicité crasse. La partie de chasse reflète habilement cet état de fait domestiques, bourgeois et braconniers excellent dans l’art d’exécuter des animaux sans défense, chacun remplissant sa tâche avec zèle. La connivence liant les uns et les autres culminera lors du drame final, tous responsables mais non coupables…quoique !
Renoir repousse alors les limites de son art, d’abord avec sa mise en abyme théâtrale judicieuse, prototype de son futur Carrosse d’or et surtout source d’inspiration pour Carné, Mankiewicz, Truffaut ou Inarritu. Puis, vient le sommet du film, quand il miniaturise le monde, ses excès, ses défauts à travers des courses-poursuites en huis-clos, tournées avec l’aplomb des vaudevilles populaires et la grâce d’un ballet incessant.
Au moment de conclure, toute la noirceur larvée entrevue alors vient sourdre à la vue de tous. Les mots crus susurrés par Lisette au creux de l’oreille de Jacqueline résonnent comme un sonnet macabre. « Il ne faut pas pleurer mademoiselle, une jeune femme de bonne famille comme vous doit être forte ». Un camouflet audacieux comme morale à une sinistre fable. Octave et Marceau, quant à eux, incapables de se fondre totalement dans cette masse, repartiront le cœur lourd avec ce qu’il leur reste d’humanité.
Au-delà de la satire sociale, bien plus qu’un exercice de style pétaradant, La règle du jeu regorge de détails subtils, de traits de caractère, bien trempés comme celui de son auteur, jamais superfétatoires, toujours sibyllins. Habité par les fastes de son cadre, le long-métrage incarne ni plus ni moins que la perfection de la notion même de la mise en scène, celle à laquelle tous ont aspiré par la suite sans toutefois l’égaler.
Film français de Jean Renoir avec Roland Toutain, Nora Gregor, Marcel Dalio. Durée 1h54. 1939