Innocent blood
Lumberton, Caroline du Nord. De retour pour se rendre au chevet de son père malade, Jeffrey Beaumont, étudiant sans histoire, découvre une oreille humaine sectionnée au beau milieu d’un terrain à l’abandon. Malgré les mises en garde de la police locale, il débute une enquête qui le mènera tout droit dans les griffes de Frank, un dangereux gangster, et dans les bras de la chanteuse Dorothy Vallens.
Comme à son accoutumée, Lynch invite d’entrée le spectateur dans son univers si singulier au son de la chanson populaire Blue Velvet, clé de voûte diégétique de ce qui s’ensuivra. Le rideau de velours bleuté se lève et le décor d’une petite ville de l’Amérique profonde se dévoile progressivement, tonalités idylliques, presque bucoliques. Pourtant, l’atmosphère se trouble rapidement, lorsqu’un homme s’effondre brusquement, victime d’un malaise. Evénement propice pour plonger dans les souterrains grouillants de cafards, prêts à tout dévorer sur leur passage. Lors de ce générique d’exposition, Lynch réfute l’idée d’un monde parfait, pour parler de la dualité conflictuelle entre le bien et le mal, entre le rêve et le cauchemar, le tout sans parole autre que la mélodie de Bobby Vinton, en suggestion et non en illustration.
Quatrième long-métrage de David Lynch, Blue Velvet marque un tournant dans la carrière du cinéaste, mise à mal en partie en raison de son adaptation du roman Dune de Frank Herbert, échec artistique notable dû en grande partie aux pressions d’une production inconsciente des réalités d’un projet dément. Or avec Blue Velvet, Lynch revient à un projet intimiste, personnel, à l’instar d’Elephant Man ou d’Eraserhead, tout en bâtissant la matrice de son œuvre future. Blue Velvet n’est point un film noir comme les autres mais une boîte de Pandore renfermant un mystère dévastateur comme le seront la série Twin Peaks, ou encore Lost Highway et bien évidemment Mulholand Drive.
Certains analystes ont vu dans Blue Velvet une variation moderne du Petit Chaperon Rouge, Jeffrey remplaçant la candide jeune fille en s’écartant malgré les conseils de ses aînés, du droit chemin. S’il existe une filiation certaine avec le conte éternel dans le long-métrage de Lynch, il ne faut pas résumer la richesse sibylline de l’ensemble à un simple amalgame. Film noir d’une incroyable complexité, la force de Blue Velvet ne repose pas seulement sur son intrigue alambiquée (propre au genre) mais bel et bien sur les thématiques chères à son auteur, celles déjà entrevues sur Erasehrad ou Elephant Man et celles encore en gestation.
Chez Lynch, l’attrait pour le mal n’est point héréditaire ou inné, il s’inscrit dans la lente et douloureuse perte de l’innocence. Comme le soulignera d’ailleurs quelques années plus tard la femme à la bûche au creux de l’oreille de Laura Palmer, cette perte de l’innocence à l’origine de sa future chute n’est point définitive, mais engendre généralement horreur et désespoir. La fascination pour l’étrange, les freaks bons ou mauvais, et les ténèbres font basculer à un moment ou à un autre les destinées des protagonistes de l’univers de Lynch. Le rêve laisse place au cauchemar, dont ils sont incapables de s’extirper, parfois pour l’éternité. Ici, cette fascination pour les ténèbres n’est point l’apanage de Jeffrey mais de l’ensemble des personnages. Frank, Dorothy et même Sandy vont précipiter leur perte en s’adonnant à leurs désirs, à leurs fantasmes, même s’ils ne récolteront que la douleur et le sang. Force est de constater d’ailleurs que la relation masochiste entretenue par Frank et Dorothy symbolisent la répulsion sexuelle exutoire présente très souvent chez Lynch. L’idéal romantique est souvent balayé par la violence et la bestialité, tantôt sous-jacente (à l’image du Baron Harkonnen dans Dune), tantôt brute de décoffrage (on se souvient de la scène de masturbation malsaine de Naomi Watts dans Mulholand Drive). Le malaise tel est la clé, distiller le malaise pour mieux ancrer l’atmosphère de cauchemar aussi bien dans l’esprit des spectateurs que dans celui de ses protagonistes. Lynch confronte très peu le public à la violence crue, sauf quand il est trop tard et que le réveil est impossible, quand les viscères sont exposés ou que les cervelles explosent.
Malaise encore quand le cinéaste prend un malin plaisir à humilier les uns et les autres quitte à les supplicier. Le calvaire d’Elephant Man exhibé comme un phénomène de foire, va trouver écho dans la filmographie du cinéaste. On se souvient de Tuffir Hawatt gracié par l’ennemi dans Dune pour être mieux rabaissé ou de Laura Palmer avilissant copieusement l’homme qui l’aime dans Twin peaks, fire walk with me. Ici, la scène durant laquelle Dorothy nue et à moitié folle trouve refuge chez sa rivale tout en mendiant de l’aide à son amant d’un soir dérange aussi bien les acteurs que les spectateurs.
Mais Lynch n’oublie jamais le propos initial ni les codes du film noir, mieux encore, le film repose sur des références aux maîtres du passé, références qui jalonnent et jaillissent à chaque plan, à chaque scène. Comment ne pas penser à James Stewart dans Fenêtre sur cour, quand Kyle Mac Lachlan devient voyeur malgré lui dans le placard de Dorothy Vallens ? En outre Lynch se rapporte déjà ici à Aldritch et à son En quatrième vitesse. Cette filiation a souvent été évoquée avec la reprise du générique du polar vénéneux dans Mulholand Drive. Les images de ce même générique se retrouvent lors du calvaire enduré par Jeffrey sur l’autoroute. En outre cette fameuse boîte de Pandore ici suggérée personnifiait le véritable mystère chez Aldritch. Dans Blue Velvet, Lynch reprend surtout la violence présente chez son aîné et l’exacerbe, en extrait le venin pour mieux terroriser victimes et satisfaire les coupables. Quant au dernier secret, marqué par le sceau de la dualité, il annonce le trouble de la persona qui deviendra la marque de fabrique du cinéaste par la suite, tandis que la gémellité affirmée entre Twin Peaks et Lumberton crève l’écran, villes aux reflets paisibles, troubles, maléfiques.
Au-delà de l’exercice de style raffiné et maîtrisé, Blue Velvet prédit la suite de la carrière du réalisateur, hantée par des spectres et des monstres issus de cauchemars vivants. Le ton surréaliste et fantastique de Blue Velvet accouchera d’horreurs indicibles dans Twin Peaks et bien sûr dans Mulholand Drive. David Lynch s’affirmera quant à lui comme un auteur singulier, tantôt poétique, tantôt outrancier, au caractère unique et bien trempé.
Film américain de David Lynch avec Kyle Mac Lachlan, Isabella Rossellini, Laura Dern, Denis Hopper. Durée 2h00. 1987. Sortie en version restaurée 22 juin 2020