N’oublie pas que tu vas mourir
Un vieux poète se retire dans un hôtel situé au cœur de la province sud-coréenne. Pressentant sa mort prochaine, il convie ses deux fils à le rejoindre. Au même moment, une jeune femme, pour oublier sa récente rupture séjourne également dans cet hôtel. Une amie s’empresse de venir la réconforter. Le début d’un chassé-croisé particulier…
La production prolifique d’Hong-Sang Soo ne cesse d’impressionner, ce cinéaste nanti de budgets dérisoires continue de tourner encore et toujours, si bien qu’il est parfois compliqué pour les distributeurs de coordonner une sortie pour chaque film entre Corée du Sud et occident. Il aura fallu donc attendre donc deux ans pour qu’Hotel by the river arrive dans nos contrées. Mais qu’importe finalement, surtout pour les mauvaises langues qui lui reprocheront de toujours parler des mêmes sujets, de l’amour en particulier. Pourtant, si son regard reste identique, son approche formelle et narrative varie, s’adapte, tandis que ces scénarios très minces en apparence, regorgent d’une subtilité et d’un second degré de lecture étonnant.
On avait quitté le réalisateur il y a deux ans avec Grass, qui ponctuait une évolution dans le propos de son auteur, moins enjoué, plus mature, et visiblement plus amer. Hotel by the river conclut cet acheminement avec un tableau poétique, mélancolique, et comme souvent chez Hong-Sang Soo, enivrant. Pourtant, ici, si l’alcool coule à flot et les repas toujours de mise, ils ne sont plus prétextes aux festivités depuis longtemps, ni même à un moment de tension comme dans Grass, non désormais se réunir autour d’un café ou d’un dîner devient une nécessité plus qu’une envie, presque désagréable. Le devoir de mémoire ne rassemble plus, il blesse, remue les plaies encore béantes au sens propre comme au figuré. Le caractère cruel jusque là sibyllin présent dans la filmographie du metteur en scène éclate au grand jour. Pour ce faire, le cinéaste évoque par des attitudes anodines mais à la portée bien plus humiliante que des grands mots, usant de la litote comme l’aurait fait son modèle Yazujiro Ozu. Ainsi comment ne pas ressentir le malaise de ce jeune homme témoignant ostensiblement son inquiétude pour son père alors que ce dernier préfère juste après embrasser son frère. Quelques instants plus tard, le père remet à ses deux fils une peluche leur correspondant, reflétant encore une fois ses sentiments ; l’un est né avec son consentement, la venue de l’autre un peu plus incongrue à son goût. Jusqu’au verdict final, la rancœur alors se tapit dans les esprits de chaque protagoniste et la souffrance vient sourdre à la porte de chacun d’entre eux. Le ton employé par le cinéaste se veut beaucoup plus grave au fil des années comme en témoigne ce nouveau long-métrage. Une fois encore, il use comme dans Grass ou dans le Jour d’après d’un noir et blanc non seulement bienvenu mais maîtrisé ici à la perfection, soulignant la nature morte évoquée par les arrière-plans statiques démultipliés. La chaleur qui émanait jadis de son iconographie laisse place désormais à un tableau froid et immaculé. Hong-Sang Soo profite alors de l’opportunité pour déclamer ses vers, dédier une nouvelle ode à la beauté de sa muse lors d’une conversation fortuite avec un vieux poète au crépuscule de sa vie. Ici comme très souvent chez le cinéaste, les rencontres sont le fruit du hasard ou d’une cruelle destinée, on se rate, on se retrouve, pour mieux s’aimer ou se déchirer, au fil des errements dans des espaces pourtant clos.
Tandis que les protagonistes ou le spectateur épie faits et gestes avec curiosité à travers fenêtres ou murs vitrés, le réalisateur prend soin de s’affranchir de son environnement, d’en capter l’essence, quitte à se faufiler dans les angles improbables, caméra à l’appui. Par ce tour de force, il rythme sa narration et la temporalité comme le faisait les maîtres d’antan. Le spectre d’Ozu plane avec persistance sur le long-métrage, quand les sons improbables viennent donner vie à un ballet immobile ; des moteurs de voitures au loin, des travaux immobiliers ou encore les cris d’un homme cherchant son père. Des signes d’existence qui viennent contraster avec l’ambiance quasi funèbre qui règne dans cet hôtel si particulier. On comprend alors la métaphore si évidente incarnée par ce fleuve qui juxtapose cet endroit presque retiré du monde. Incapables de le nommer au départ, les protagonistes siègent près de l’antique fleuve des enfers, comme ceux du Mystic River d’Eastwood. L’engrenage fatidique est enclenché pour aboutir aux derniers instants poignants de lyrisme et de pudeur.
A plusieurs reprises, Hong-Sang Soo interroge et s’interroge sur la valeur intrinsèque d’un artiste, de sa propension à fédérer ou au contraire à diviser en raison de ambiguïté de ses engagements profonds. Une manière peut être déjà de songer à la trace laissée, sempiternel débat, souvent stérile, alors que le chant du cygne qu’il propose subjugue par sa plastique épurée, sa candeur teintée d’acidité.
Film sud-coréen d’Hong-Sang Soo avec Bong Ki-Joo, Kim Min-Hee, Mi Son-Seong. Durée 1h36. Sortie le 29 juillet 2020