Les fleurs de Shanghai

Splendeurs et misères des courtisanes

Shanghai, fin du dix-neuvième siècle. Placées sous le contrôle des autorités britanniques, les maisons closes les plus prestigieuses offrent aux quelques privilégiés les services et les charmes des plus belles femmes de la ville. Pour ces prisonnières en cage dorée, le quotidien est fait d’intrigues, de violence et surtout de chimères inaccessibles. Parmi les clients, le riche monsieur Wang hésite entre deux courtisanes. Son choix à même de fléchir leurs destinées va engendrer drames et déceptions…

Dans un salon feutré, plusieurs notables attablés autour d’un somptueux repas, s’adonnent à une version locale du « chifoumi », entourés de magnifiques jeunes femmes. Le ton est cordial, l’alcool coule à flot, la conversation enjouée s’attarde sur l’idylle entre le jeune neveu Wu et une courtisane absente des débats. On évoque alors la candeur, la pudeur des deux amants tandis qu’un des participants observe la discussion d’un air grave, mélancolique, laconique. Le spectateur peut alors imaginer que cet homme a dû aimer sans connaître la même finalité heureuse en apparence de l’histoire ici en question. Pas un mot, mais quelques regards et un visage faussement impassible en disent long sur sa douleur…

Filmée en plan-séquence, cette scène d’ouverture témoigne du savoir-faire certes ostentatoire mais indéniable du cinéaste taïwanais. La ressortie en version restaurée des Fleurs de Shanghai constitue une aubaine pour un public subjugué par The assassin ou Millenium Mambo. Sa propension à suspendre la temporalité par des effets emphatiques, peut agacer mais également hypnotiser le chaland grâce à la poésie qui en découle. Dès son exposition, Hou Hsiao-Hsien affiche ses enjeux et ses ambitions. Retranscrire une période méconnue par le public occidental, quand le géant asiatique subissait le joug colonial alors que les femmes, citoyennes de seconde zone, peinaient à s’affirmer dans une société patriarcale structurée à l’excès. Pour conter les tranches de vie de ces prostituées de luxe et de leurs clients quasi omnipotents, le réalisateur rythme sa narration aussi bien par des scènes de repas que des discussions animées durant lesquelles manigances et velléités rebelles s’affichent au grand jour. La mise en scène théâtrale s’appuie essentiellement sur des plans séquence, à l’image de celui d’ouverture, marque de fabrique du réalisateur. Mais outre cette effet de style parfois pesant dû à une répétition incessante, Hou Hsiao-Hsien réussit à étirer sa fameuse temporalité par des procédés hérités d’Ozu, grand ordonnateur des auteurs asiatiques d’aujourd’hui. Outre l’utilisation de dialogues à rebond, le metteur en scène s’attarde sur de longues parties de chifoumi, sur des femmes qui s’apprêtent ou des protagonistes qui se restaurent.

Le propos quant à lui remet en question une société fondée sur des convenances et des traditions qui refuse aux femmes des droits élémentaires, objets de plaisir privés d’une liberté élémentaire, subissant une violence hors-champs manifeste. Dans ces petits palais érigés pour la satisfaction de quelques uns, on ment, on se ment, et il est impossible d’échapper à son sort sinon en payant. Hou Hsiao-Hsien met alors en exergue les ressorts libéraux d’un système intemporel, tandis que la tristesse infinie suggérée rappelle les grandes heures du cinéma de Kenji Mizoguchi, quand le nippon s’essayait également à dépeindre un quotidien identique.

En tournant exclusivement en huis-clos, le réalisateur insiste sur l’emprisonnement perpétuel de ses protagonistes dans un carcan dont il est quasiment impossible de s’échapper. S’affranchir pour ses femmes revient à perdre un certain confort matériel difficile à retrouver. Quant aux hommes, s’enticher d’elles revient à bafouer les engagements familiaux. Aspirer à un bonheur illusoire ici a un prix, le payer entraîne d’amers regrets.

Film d’époque à l’esthétique enivrante, Les fleurs de Shanghai interpelle par son audace visuelle au service d’un drame sociétal poignant. Si l’exigence formelle d’Hou Hsiao-Hsien refrène par instants l’émotion primaire tant attendue, elle se plie en revanche à l’ambiance protéiforme de l’ensemble. On s’enivre des senteurs parfumées alors que le poison coule dans les veines d’un environnement infect.

Film chinois de Hou Hsiao-Hsien avec Tony Leung, Chiu Wai, Carina Lau. Durée 1h54. 1998. Sortie en version restaurée le 22 juillet 2020

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture