Mullholand Drive

Persona

 

Jeune femme devenue amnésique suite à un accident sur la route de Mullholand Drive, Rita fait la connaissance de Betty, jeune actrice qui rêve d’une carrière hollywoodienne. Sa quête pour recouvrir sa mémoire va la mener au cœur d’un univers mystérieux…et horrifique !

Si le début du second millénaire a vu l’éclosion ou la confirmation d’une génération prometteuse menée par James Gray, Bong-Joon-Ho ou encore Abdelatif Kechiche, il a également assisté à l’apogée de deux cinéastes majeurs aux parcours diamétralement opposés. D’un côté on trouve la puissance du classicisme hollywoodien élevé au sommet par Clint Eastwood, enchaînant Mystic River, l’Echange, Lettres d’Iwo Jima et bien sûr Million Dollar Baby. Si ces long-métrages pouvaient se targuer d’avoir conquis la décennie, nombre de spécialistes ont retenu une autre œuvre comme pierre angulaire, bien plus singulière, véritable ovni, marque de fabrique d’un auteur aux antipodes de Clint Eastwood. Ce film, c’est Mullholand Drive. Cet auteur, c’est David Lynch.

Avant de tourner Mullholand Drive, David Lynch ne s’est pas seulement imposé comme une figure majeure du cinéma contemporain, il a également révolutionné l’univers télévisuel avec Twin Peaks, série qui a refaçonné la conception du média à l’aune des années quatre-vingt dix. L’échec commercial de Twin peaks fire walk with me, préquel de la série sous forme de long-métrage,  contraignit le cinéaste à abandonner l’idée de consacrer d’autres films à la célèbre Loge Noire, lieu cauchemardesque emblématique du show télévisé. Cependant, Lynch rebondit en accouchant au fil du temps d’une trilogie qui affiche aussi bien une filiation thématique que diégétique à sa série phare. Il y eut d’abord le poisseux et outrancier (confinant parfois à une maladresse grotesque) Lost Highway. Puis vint le temps de Mullholand Drive, somme de toutes les obsessions chères au cinéaste et hommage en filigrane à tout un pan de l’Histoire du cinéma.

Lynch affectionne les films noirs, puisant son inspiration souvent dans l’un des genres phares du classicisme hollywoodien mais n’hésitant pas à en remanier l’essence, à bifurquer allègrement vers le fantastique pour s’enfoncer un peu plus dans son univers onirique fait de spectres et de démons à visage humain. Blue Velvet, Twin Peaks, Lost Highway voire Sailor et Lula, témoignent de cette démarche, parfois vacillante, souvent brillante. Dans Blue Velvet, il n’hésita pas à citer subtilement Robert Aldrich et son En quatrième vitesse. Avec Mullholand Drive, il récidive glanant une partie de sa mise en scène d’introduction dans le vénéneux polar de son aîné. Reprenant le générique du long-métrage d’Aldrich, Lynch corrobore l’atmosphère purulente, sensuelle et vénéneuse qui en faisait l’éclat. Lynch jonche d’ores et déjà son œuvre de toute l’aura destructrice qui faisait la force du film d’Aldrich. Mais pas que…

Lynch, comme à son accoutumée, invite le spectateur et les protagonistes à entrer dans son univers fantasmagorique, à pénétrer le champ de l’inconscient, quitte à percer à jour les sombres secrets d’une existence oubliée, à faire passer chacun du rêve au cauchemar, du fantasme à la réalité. L’arrivée de Betty en ville n’échappe pas à cette règle. La découverte de la Cité des Anges, d’un appartement rupin, du monde hollywoodien nourrit bon nombre d’espoirs mais aussi d’illusions. A commencer quand elle invite Rita, inconnue amnésique, traquée par des forces qu’elle ne comprend pas. Lynch brouille les pistes d’un jeu de dupes digne d’un film noir…pour mieux surprendre par la suite. La boîte de Pandore, clé de voûte chez Aldrich incarne une douloureuse madeleine de Proust, solution à une énigme imaginée par les puissances des ténèbres. Le cinéaste multiplie les clins d’œil à sa série fétiche, comment ne pas penser à la Loge Noire, tant les références se multiplient, si bien que l’amalgame fusionnel entre les différents mondes s’opère naturellement.

Chez Lynch, les ténèbres justement se nichent toujours en pleine lumière, et tapie dans l’ombre, la lumière parvient toujours à subsister. La lutte entre le bien et le mal fait rage, dévastant tout sur son passage, entraînant innocents, êtres cupides et coupables vers la folie, tous prisonniers d’un même cauchemar récurrent. Dans Mullholand Drive, comme l’évoque cet homme apeuré, il ne fait ni réellement jour, ni réellement nuit, le monde est plongé dans un vaste purgatoire crépusculaire dans lequel anges et démons peuvent surgir à tout moment. La scène du Winkie sera reprise quinze ans plus tard par le cinéaste au cours de la conclusion de la saison 3 de Twin peaks, quand Dale Cooper se confrontera au mal ultime qui dévore le monde du metteur en scène.

En éclatant tous les repères temporels et en supprimant toute scène explicative, Lynch use des mêmes artifices que dans Lost Highway. Pourtant, afin de ne pas répéter certaines erreurs, et quelque part ancrer son long-métrage dans une tragi-comédie peu subtile, le réalisateur va éviter de s’adonner à une violence frontale macabre et viscérale, pour plus de suggestion et d’immersion. Si bien que l’ambiance de terreur tant désirée par l’auteur n’a jamais été aussi bien rendue dans toute son œuvre que dans Mullholand Drive, les dernières minutes n’ayant rien à envier à Carpenter ou à Tourneur. Surtout, Lynch parvient à susciter l’émotion, l’empathie et l’antipathie aussi bien par des procédés coutumiers que par des champs d’expérimentation nouveaux pour lui. Ici, on s’apitoie ou s’agace devant les scènes d’humiliation publique ou privée, tantôt amusantes quand le mari cocu découvre sa femme et son amant, tantôt déchirantes quand une femme voit celle qu’elle aime partir définitivement dans les bras d’un autre, au cours d’une réception policée. On s’ébahit devant l’objet de désir sexuel, convoitise absolue, d’abord chantre de fascination sensuel puis incarnation du désespoir. Enfin on se pâme devant les élans poétiques, témoignant d’une réelle maturité, bien plus encore que dans Twin Peaks. La scène du cabaret nocturne portée par la voix d’une cantatrice prisonnière d’un geôlier invisible ou celle plus anodine d’un casting sans doute imaginaire imprègnent l’ensemble d’un sentiment d’épanouissement, celui d’un artiste en état de grâce.

Les éléments convergent alors peu à peu, et le puzzle insoluble s’assemble ; on voit, on contemple un ovni comme 2001 ou Persona en son temps. Puis, on comprend ou pense comprendre, que le schéma manquant se trouve dans les méandres du film de Bergman. La relation trouble, l’amour passionnel qui lie ces deux femmes mais également la sensation qu’elles ne font qu’une rappelle inexorablement Persona. La structure si particulière de Mullholand Drive empêche un rapprochement immédiat, pourtant il ne fait aucun doute. C’est alors que derrière les atours du film noir, passé le couvert de l’épouvante, se drape une romance tragique qui vire au cauchemar, maudissant l’une et l’autre pour l’éternité.

Accomplissement, morceau d’anthologie inclassable, objet de fascination ou de dégoût, Mullholand Drive est tout cela à la fois et bien plus encore. Mécanique incomprise comme le furent les œuvres de Kubrick ou de Bergman en leur temps, le long-métrage de Lynch peut diviser, enchanter mais en aucun cas laisser indifférent. Si le temps répondra à la question sempiternelle de l’importance de l’homme au sein de son art, nul besoin d’attendre en revanche pour saisir celle de Mullholand Drive, sans doute œuvre la plus aboutie des années deux mille aux côtés de Million Dollar Baby.

Film américain de David Lynch avec Naomi Watts, Laura Harring, Justin Theroux. Durée 2h26. 2001

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture