Bonnie sans Clyde
Petit truand, Michel dérobe une voiture à Marseille. Lors d’un contrôle routier, il abat froidement un policier. Recherché par les autorités, il se rend à Paris pour y retrouver Patricia une jeune américaine qui se refuse à lui…
Michel se contemple devant un miroir, grimace, multiplie les mimiques faciales. Comme pour étaler face à la caméra un vaste panel d’émotions, brisant ainsi le quatrième mur et signifier au spectateur que le personnage endosse son caractère fictionnel de plein gré. Cette scène figure parmi les nombreuses audaces employées par le metteur en scène, véritable électro-choc à l’époque au sein du paysage cinématographique français.
Pour les néophytes et les non-initiés, il est de bon ton de rappeler qu’à la fin des années cinquante, cinq chroniqueurs de la revue spécialisée Les cahiers du cinéma, passent chacun leur tour derrière la caméra. Parmi eux, Jaques Rivette, Eric Rohmer, Claude Chabrol et les deux chefs de file François Truffaut et Jean-Luc Godard. Truffaut se démarque avec sa chronique sur l’enfance, Les 400 coups. Godard à la même période avec ce pastiche de film noir, A bout de souffle. Aidé dans sa tâche par Claude Chabrol et puisant son scénario dans les écrits de François Truffaut, Godard va poser les bases de La nouvelle vague, donner un énorme coup de pied dans les parties d’un cinéma français engoncé dans un formalisme bourgeois et qui boude trop souvent le génie de Jean Renoir. Pour Godard et ses comparses biberonnés au classicisme américain, il faut dépoussiérer le septième art à la française quitte à s’attirer les foudres de leurs ainés.
Mais avec A bout de souffle, Godard pousse le champ d’expérimentation beaucoup plus loin que Truffaut avec les 400 coups et sème les graines d’un savoir faire qui fera sa gloire. Puisant aussi bien dans la culture populaire que dans des fondements élitistes, s’appuyant sur un discours culotté et des dialogues tantôt abscons, tantôt mordants, souvent cyniques, le cinéma de Godard se plaît à mettre en scène des protagonistes nihilistes, un peu blasés, épris de liberté, s’affranchissant de la loi des hommes ou plutôt de la loi d’une société dans laquelle ils peinent à s’insérer.
A l’instar de James Dean dans la Fureur de vivre, Michel incarne cette jeunesse en guerre contre un système patriarcal. Cependant la comparaison avec l’idole américaine s’efface vite au profit d’une autre figure utilisée elle aussi par Nicholas Ray, celle d’Humphrey Bogart, privé ou époux violent que ne renie pas Michel quand il imite son modèle devant l’affiche d’un cinéma parisien. Bandit à la petite semelle, Michel n’obéit qu’à une seule règle, la sienne, celle où il est interdit d’interdire quitte à nuire aux rares innocents qu’il croise. Tel le héros du Pickpocket de Bresson, il part en cavale et joue de son personnage antipathique, associable, séducteur invétéré pris au piège de l’amour pour une femme chérissant comme lui sa liberté, devenant ainsi son double naturel. Comme les personnages affectionnés par Truffaut, Michel est un homme qui aime les femmes mais pour son plus grand malheur rencontre la mauvaise, celle qui lui fera perdre toute raison, toute prudence. Godard dessine alors les contours d’un film noir à la française puis commence à s’en détacher progressivement. Outre une tentative de déconstruction du genre, Godard s’essaie à un numéro d’équilibriste dans lequel les reflets du miroir rejoignent celle de la caméra, la fiction la réalité, annonçant ainsi Le mépris tandis que l’étau se resserre autour de Michel, son destin funeste prédit par les enseignes lumineuses des magasins qui l’entourent.
Chantre de toutes les attentions, Patricia/Jean Senberg devient un curieux objet du désir, tentation ultime qui refuse de céder aux avances explicites de Michel. Le numéro de séduction fait preuve d’une sexualité explicite étonnante pour l’époque voire dérangeante pour un public habitué aux joutes romantiques des comédies bonne enfant. En lieu et place, Godard présente un homme avide, à la sensualité lubrique, mains baladeuses et discours sans ambages à l’appui.
Au milieu de ces ébats et débats, Godard manie avec grâce l’art du champ contrechamp, laissant place à la suggestion chère à son comparse Truffaut. Les piques acidulés échangées dans la voiture entre Michel et Patricia sont grandement accentuées par les émotions justement laissées à l’appréciation du spectateur tandis que la cible des attaques se situe hors du champ de la caméra.
Lors de ces innombrables palabres, Godard multiplie les références issues aussi bien du cinéma populaire américain que de la littérature classique, citant Faulkner à tour de bras. Quand le jour fait son apparition, le rideau se lève dans la chambre spacieuse et Michel peut admirer le réveil de Patricia comme au théâtre, comme chez Renoir.
En outre, le réalisateur s’amuse à quantifier l’indénombrable, valeurs morales à l’appui, comme si la bienséance reposait sur des vertus mathématiques. La narration quant à elle dispose du temps grâce au montage judicieux, la tension et les ellipses volontaires sublimées par le cut souvent impressionnant.
Enfin, parler d’A bout de souffle serait vain sans évoquer la collaboration judicieuse entre Godard et son acteur bientôt fétiche, Jean-Paul Belmondo. Tous deux débutants alors dans la profession ou presque, Godard doit beaucoup à son interprète et Belmondo au cinéaste de lui avoir donné sa chance. L’acteur incarne à merveille ce salaud ordinaire, rebelle, souvent agaçant, parfois touchant. Cette collaboration culminera quelques années plus tard lors du tournage de Pierrot le fou.
Fable amorale sur une jeunesse dépourvue de repères, A bout de souffle sous couvert du brûlot politique et social, marque l’Alpha d’un nouveau mode de pensée, d’une autre conception du cinéma, ancré aussi bien dans la culture référentielle que dans la rage de son auteur. Godard s’interroge sur ce qu’est le cinéma aussi bien dans sa forme que dans son propos. Introspection géniale portée par un acteur au charisme indéniable, A bout de souffle fit figure de révolution hier et laisse une trace indélébile au sein du paysage francophone soixante ans plus tard.
Film français de Jean-Luc Godard avec Jean-Paul Belmondo, Jean Senberg, Daniel Boulanger. Durée 1h30. 1960. Sortie en version restaurée le 28 octobre 2020.