Tout ce que le ciel permet
Veuve de guerre, Reiko est restée auprès de sa belle-famille à la mort de son époux et a fait prospérer le commerce familial. Un jour, son beau-frère revient au bercail après avoir refusé un poste important à Tokyo. Le début d’une période de doute alors que le magasin périclite, attaqué par l’arrivée d’un supermarché à proximité.
Plongée dans la pénombre, une jeune femme attend avec anxiété l’homme qu’elle a éconduit quelque temps auparavant. Filmé en clair obscur, la scène suggère sans doute les larmes sur le visage de Reiko, des regrets peut-être, du désarroi sans doute.
Au début des années soixante, Mikio Naruse entame un cycle de long-métrages visant à brosser un portrait intime de la femme au sein de la société nippone de l’époque, à travers des mélodrames. Une femme dans la tourmente appartient à ces œuvres singulières et sera l’un des derniers films du maître avant sa mort. Si la retenue incarne toujours le maître mot de sa mise en scène et si l’individu prime sur une quelconque fable politique, Mikio Naruse choisit ici d’intégrer à son mélodrame une peinture des mutations socio-économiques en cours, à l’heure où le Japon se préparait à accueillir les Jeux Olympiques d’été. L’ennemi honni durant la Seconde Guerre Mondiale devenait le temps d’un événement planétaire le centre de toutes les attentions tandis que le pays en ruines se vautrait peu à peu dans l’opulence des nations riches.
L’opulence, il en est question dès les premières minutes du long-métrage lorsque plusieurs clients d’un bar local se lancent dans un concours d’ingestion de nourriture. L’instigateur, un directeur de supermarché use alors du stock d’œufs acheté en quantité. Dès lors, Naruse s’interroge à sa manière sur l’évolution en cours dans le pays, influencée lors des années d’occupation par le géant américain. Les premiers plans passent d’un paysage rural aux allures obsolètes aux lumières d’une ville aux commerces tranquilles, menacées par l’ombre rutilante d’un supermarché en expansion. Le cinéaste alerte sur l’avenir ou plutôt dresse un constat cynique dans un décor prêt à imploser. Autrefois il s’épanchait sur des couples qui se délitaient. Il le fait ici encore une fois mais raccorde cette descente aux enfers à celle vécue par les magasins locaux, à commencer par celui de Reiko. Que ce soit pour la jeune femme ou pour les habitants du quartier, pour leur vie professionnelle ou sentimentale, tenir bon avec ses convictions ou accepter le changement telle est la question, certes stéréotypée mais amenée par Naruse avec finesse. Reiko se conforme à l’image de la société nippone, peu encline au changement, ancrée dans des traditions immuables, quitte à choir. Hors sortir du déni pour les uns et les autres, conduit inéluctablement au drame à l’image du suicide tragique de ce commerçant en faillite. Certains au contraire accepteront le changement comme ce jeune couple certes idéaliste à l’excès qui décidera de quitter ce gouffre en expansion pour un Eldorado espéré.
Cet Eldorado, Reiko et son beau-frère Koji s’y refusent. L’une préféra ne pas refaire sa vie pour mieux s’occuper des affaires courantes quand l’autre déclina une ascension professionnelle évidente, fort d’un diplôme peu courant à l’époque. A partir de ce postulat, Naruse instille les graines de son mélodrame, aussi bien par le tableau esquissé des deux protagonistes que par les différentes situations visant à décrire leur relation, amour rendu impossible par leurs deux caractères inamovibles.
Ainsi Reiko incarne cette femme dévouée chère au cinéaste, balayant l’amour de son beau-frère jugé à l’époque si ce n’est immoral du moins contre-nature. Pourtant Naruse souligne ses convictions chancelantes, son visage se trouble à l’idée d’une liaison entretenue par Koji, ou le fait de retourner encore et encore la photo de son mari défunt comme pour tourner la page.
Koji, quant à lui, n’a rien de l’amoureux transi ordinaire, plutôt de l’amant passionné, autodestructeur, incapable de se fixer mais qui se stabilisera un temps en travaillant d’arrache-pied et en planifiant une politique à long-terme pour l’entreprise familiale.
Les personnages solidement exposés, Naruse peut alors s’en donner à cœur joie pour nous conter cette relation toxique, quasi œdipienne, vouée à l’échec en raison des failles et rigidités psychologiques évoquées plus tôt, même s’il laisse entrevoir la lumière par interstices, aidé dans son entreprise par la maîtrise de la photographie de l’ensemble. Pour rythmer sa narration, le cinéaste alterne les séquences génériques, moments à répétition du quotidien qu’il affectionne tant, tous si semblables et pourtant teintés de nuances marquant la progression des relations entretenues.
Il y a bien évidemment les longues promenades durant lesquelles Koji et Reiko cherchent à se cerner à se trouver pour finir par se déchirer. Les repas, autre spécificité du metteur en scène ; Reiko se pare d’attention comme pour un fils puis pour un époux lors de sa préparation, veillant tard au retour de Koji pour finir par partager une imitation de dîner conjugal. Mais dans Une femme dans la tourmente ce sont deux autres scènes qui interpellent par leur justesse. D’une part, les appels téléphoniques, appels au secours marquant aussi bien le doute, la colère ou le désespoir définissant chaque temps du long-métrage. D’autre part, Naruse fait montre de son savoir-faire lors d’une séance de séduction dans un wagon, rétrécissant l’espace au fil des minutes, tandis que ses acteurs s’aguichent, s’apprivoisent, se domestiquent.
Tragédie opposant la raison d’un Corneille à la folie passionnelle d’un Racine, Une femme dans la tourmente s’impose comme le mélodrame type de son auteur, même s’il n’atteint pas les cimes de Nuages flottants, dresse avec subtilité un amalgame entre impossible progrès pour la femme comme pour la société dans laquelle elle évolue.
Film japonais de Mikio Naruse avec Hideo Takamine, Yûsô Kayama, Misukô Kusabe. Durée 1h38. 1964.