Judo

Le dernier des judokas

Ancien judoka surdoué, Sze-To gère désormais une boîte de nuit qu’il peine à maintenir à flot. Dilapidant ses maigres gains au jeu et subsistant grâce à de petites arnaques, il fait la rencontre de Tony, judoka fougueux cherchant à le défier et de Mona, chanteuse en devenir. A leurs côtés, il va progressivement  renaître de ses cendres au point d’envisager la confrontation avec le redoutable Kong, un opposant qu’il devait affronter quelques années auparavant avant d’abandonner sa carrière…

Une jeune femme auditionne tandis que son auditeur décuve. Au même moment, un autre homme franchit la porte de l’établissement en jouant du saxophone. Scène insolite à la limite de l’absurde au sens littéraire du terme. Une rencontre orchestrée d’une manière quasi surréaliste par Johnny To, prolongée par des présentations dans un bus, ponctuées par un monologue étrange. L’un veut se battre, une autre veut percer, le dernier désire seulement trouver encore une raison de vivre, de frissonner.

Inédit en salles dans l’hexagone, Judo confirma l’excellence entrevue dans The mission, la capacité de Johnny To à sublimer la simplicité d’archétypes à travers un univers diaphane. Pouvoir enfin découvrir cette pièce maîtresse du réalisateur aujourd’hui constitue donc un véritable plaisir. Associé généralement à l’univers de Jean-Pierre Melville aussi bien dans ses thématiques que dans sa démarche, Johnny To avec Judo s’écarta en partie du registre du cinéaste français pour consacrer le temps d’un long-métrage un véritable hommage à l’œuvre d’Akira Kurosawa et à son diptyque, La légende du grand judo.

Pourtant, s’il va circonvenir à l’humanisme de son homologue nippon, Johnny To s’empresse dès les premières images d’adjoindre à cet hommage le ton crépusculaire qui lui sied si bien, découpant son œuvre au rythme du chant d’un hère mystérieux, chant contant les exploits du héros de Kurosawa. Ce qui importe comme à l’accoutumée chez Johnny To, c’est de refléter l’atmosphère de fin d’un monde, de constater le déclin sous les yeux médusés d’un cercle d’individus dont les liens se forgent peu à peu au fil des circonstances souvent ubuesques, parfois drôles, tantôt tragiques. Le choix de se référer d’ailleurs au judo relève un certain défi pour un metteur en scène issu d’une industrie qui a longtemps valorisé un art martial concurrent et une philosophie rivale. Pourtant Johnny To n’a que faire ici de ce passif souvent pesant et dresse avec mélancolie le portrait d’une époque en passe de s’achever, emportant avec elle les derniers dojos et les valeurs qu’ils incarnent. Ainsi Kong et le vieux maître de  Sze-To perpétuent à bout de force quelque peu ces valeurs tandis que Sze –To les déshonore et Tony cherche encore à en saisir le véritable sens.

Chantre de toutes les attentions, Sze-To touche autant le spectateur qu’il l’agace, symbole d’une humanité vacillante, mal aimable et fragile, possédant toutes les qualités pour réussir contrairement à Mona ou à Tony mais sans faire montre de la ténacité adéquate. Partant de ce postulat, de ces archétypes toujours simples mais redoutables d’efficacité, Johnny To construit sa narration et sa mise en scène, appuyant toujours sur cette absurdité évoquée précédemment pour mieux faire voler en éclat le décor ambiant, mais sans l’esbroufe attendue d’un film centré sur les arts martiaux, préférant la grâce de cet univers diaphane qu’il affectionne tant.

Ainsi les scènes iconoclastes, loufoques, précèdent une flambée de violence toujours policée, dans le respect du code du bushido. L’enchevêtrement du vaudeville et du combat de bar durant la scène du night club témoigne de cette approche mais également de la maîtrise du cinéaste. En l’espace de quelques minutes, Johnny To amuse beaucoup via des astuces déjà vues mais utilisées brillamment avant de s’adonner au combat de nobles coqs, combat élégamment chorégraphié et surtout habilement découpé (fait assez rare il faut le signaler tant les scènes tournées en boîte de nuit s’avèrent généralement illisibles exceptée celle du Collatéral de Michael Mann), le tout sur un fond clair obscur qui imprègne l’ensemble du long-métrage et surtout les lieux qu’il définit : night club bien sûr, dojo à l’abandon, salle d’arcade et champ déserté.

Le vrai et le faux se mêlent, aucune vérité n’éclatera au grand jour au profit des non-dits, d’ellipses bienvenues jusqu’à l’affrontement final qui se jouera bien loin des standards à l’usage, refusant la surenchère spectaculaire. Quelques échanges dans un champ au crépuscule rappellent sans doute fortuitement la conclusion du Raining in the mountain de King Hu.

Jamais condescendant avec son sujet ni avec ses protagonistes, Johnny To réfute le rôle de marionnettiste, déclinant des parcours singuliers jonchés par des rêves juvéniles. En s’affranchissant de leurs destinées, chacun rejoint dans l’esprit les grandes figures de Kurosawa tandis que le metteur en scène esquisse avec justesse ce fameux hommage qui lui importait tant, parsemé de ses obsessions incessantes et de brillants éclairs de lucidité.

Film hongkongais de Johnny To avec Louis Koo, Aaron Kwok, Tony Leung Ka Fai. Durée 1h36. 2004. Sortie en Dvd et Blu-ray aux éditions Carlotta le 27 janvier 2021.

 

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture