Le couteau dans l’eau

Passager en eaux troubles

Couple bourgeois, Andrzej et Krystyna projettent de partir en croisière sur leur voilier, le temps d’un week-end. En route pour le port, ils véhiculent à leur bord un jeune étudiant et lui proposent de passer le séjour en mer avec eux. Le début d’un étrange voyage durant lequel les dissensions ne vont pas tarder à émerger.

L’adage nul n’est prophète en son pays s’applique particulièrement bien à Roman Polanski. Tandis que le cinéma polonais semble indissociable de la figure d’Andrzej Wajda, le septième art local lui s’est détaché dès l’origine de l’enfant prodigue, qui ne manquera pas de briller en revanche sous les feux d’Hollywood mais également britanniques ou français. La faute en incombe au premier long-métrage du cinéaste, Le couteau dans l’eau, rejeté en bloc par ses compatriotes mais vite remarqué par les observateurs occidentaux. Lorsqu’il entreprend le tournage du Couteau dans l’eau, Polanski s’est déjà distingué grâce à quelques court-métrage mais également à des apparitions en tant qu’acteur notamment chez… Andrzej Wadja. Est-ce pour cela d’ailleurs qu’il reprend le prénom du réalisateur pour l’attribuer à son personnage principal ? Difficile à affirmer même si la théorie du clin d’œil appuyé pourrait se légitimer…

L’écriture du scénario repose non seulement sur ses épaules mais également sur celles d’un autre débutant talentueux, Jerzy Skolimowski (à qui l’on devra notamment Deep End). Les deux hommes s’inspirent aussi bien des travaux d’Orson Welles que du récent Plein soleil de René Clément. Ainsi, Polanski va poser d’ores et déjà les bases de son cinéma, univers vénéneux, absurde, violent, servi par une esthétique théâtrale et un sens toujours minutieux du cadrage.

Dès les premières minutes, Polanski affiche d’un savoir faire déjà évident. Un couple à bord d’une voiture rutilante s’élance sur une route désertique de campagne. On ne peut que deviner les mots incendiaires de l’époux envers sa campagne à travers la vitre du véhicule. La jeune femme s’efface et laisse le contrôle du volant à l’homme dominant. Mais l’arrivée fortuite et surtout agressive d’un auto-stoppeur s’apprête à changer la donne et surtout le rapport de force…A l’instar de la première scène dans l’automobile, Polanski va laisser cours tout du long à la suggestion, une marque de fabrique héritée de ce classicisme hollywoodien qu’il chérit et admire. Ainsi nul propos véritablement explicite de la part d’Andrzej pour justifier sa décision d’emmener cet auto-stoppeur en escapade.

Dès lors, après une valse hésitante, chacun va commencer une lutte pour soumettre son adversaire, avec des trophées et des enjeux qui augmenteront au fil des minutes. Des gages du mikado aux faveurs de Krystina, rien ne sera épargné au spectateur. Polanski distille le malaise avec brio, on devine que ce petit drame sociétal va très mal se terminer, le spectre de la discorde plane au dessus des deux mâles alpha. Si les deux hommes sont issus de milieux très différents (relents du cinéma socialiste en vogue) et s’opposent par leur attitude contradictoire (discipline pour l’un, adepte d’une liberté vagabonde pour l’autre), ils renvoient en revanche une image conquérante identique déformée par l’orgueil. Cette atmosphère nauséabonde s’amplifie naturellement aussi bien au rythme des défis (se hisser en haut du mat, jouer avec le couteau, jeu de société) que par le huis-clos imposé, le choix du voilier comme lieu principal se révélant judicieux. Il faut alors souligner le contraste saisissant entre la tension palpable présente sur le bateau et la quiétude des vastes étendues maritimes environnantes. Un terrain de lutte  idéal donc pour les deux coqs avides de s’emparer ou au contraire de conserver ce précieux couteau, symbole phallique ultime. Puis l’étrangeté vient sonner à la porte, autre future marque de fabrique du cinéaste, de manière inopportune mais souvent fort bien orchestrée. Ces rares moments incarnent les quelques instants de trêve, de calme retrouvé dans une tempête intérieure ou extérieure. Une jeune femme se change sous les regards impudiques tandis que l’époux écoute une retransmission sportive et que l’étudiant s’évertue à chasser un moustique pour échapper à la tentation voisine. Un art se met en place indéniablement.

Premier essai concluant, Le couteau dans l’eau dépasse l’exercice formel tacite pour se muter progressivement en coup de pied malicieux à une industrie locale alors très formatée. Le pays ne lui pardonnera pas. Mais Polanski gagnera au change en exportant une conception du cinéma éclectique, chargée d’hommages et de blessures jamais totalement refermées.

 

Film polonais de Roman Polanski avec Leon Niemczyk, Jolanta Umecka, Zygmunt Malanowicz. Durée 1h35. 1962. Sortie en Blu-ray aux éditions Carlotta le 5 mai 2021.

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture