La nouvelle conquête de l’Ouest
Peu après la crise des subprimes, Fern, fraîchement licenciée quitte le Nevada suite à la faillite de son employeur, l’Us Gypsum. Elle décide alors de suivre les pas des nomades modernes à bord de son van équipé et de s’écarter d’une vie sédentaire ordinaire. Une façon de renaître de ses cendres…
D’emblée, mieux vaut avertir, Nomadland divisera public et critiques. Beaucoup s’interrogeront à tort ou à raison sur la légitimité du succès remporté par le troisième film de Chloé Zhao aussi bien au Festival de Venise (où il a raflé le Lion d’Or) et surtout à la dernière cérémonie des Oscars (le film fut couronné par l’Oscar de la meilleure réalisatrice, du meilleur film et de la meilleure actrice pour Frances Mac Dormand). Beaucoup seront déconcertés également par la teneur du long-métrage, lui reprocheront une vacuité apparente tandis que ceux découvrant l’univers de la réalisatrice, appréhenderont avec difficulté le mélange entre documentaire et fiction déjà présent dans ses précédents travaux, à savoir Les chansons que mes frères m’ont apprises et The rider. Enfin, les derniers s’agaceront d’un discours social pas suffisamment illustratif, un engament politique pas assez affirmé alors que la cinéaste s’évertue à parler des laissés- pour-compte.
Un tel constat d’entrée suffirait à semer le doute et à chasser les curieux mais également les cinéphiles attirés par l’ouvrage de Chloé Zhao. Pourtant ce serait fort dommage, car à défaut d’accoucher d’un chef-d’œuvre, Chloé Zhao confirme de réelles dispositions esthétiques puisées dans la verve néoclassique que j’ai tant soutenue dans ces colonnes. Si la réalisatrice cite Spike Lee, Terrence Mallick, ou encore Wong Kar Wai au moment d’évoquer ses sources d’inspiration, un regard attentif lui prêterait plutôt des affinités avec le cinéma de Jeff Nicholls, Todd Haynes, Damien Chazelle (surtout pour First man) et évidemment Clint Eastwood voire le maître incontesté John Ford.
Ainsi à l’image de Ford ou d’Eastwood, Chloé Zhao se plaît à brosser le portrait des americana, à dépeindre avec force des enclaves communautaires pour servir son propos. Tout comme pour ses aînés, il existe dans sa filmographie un lien ténu avec l’Ouest américain au point d’appliquer une mise en scène proche d’un véritable western à toutes ses œuvres. D’ailleurs, une telle volonté se reflète dans le choix de ses divers protagonistes : un descendant des amérindiens, un cow-boy moderne, et une nomade héritière des premiers pionniers d’Amérique, fait d’ailleurs relaté au détour de plusieurs dialogues de Nomadland. Mais le choix de ces personnages devenus atypiques avec le temps, campés d’ailleurs souvent par leurs homologues bien réels excepté dans le cas de Frances Mac Dormand, ne constitue pas le seul renvoi à la mise en scène des grands noms sus cités.
En effet, à l’instar de John Ford, d’Anthony Mann ou de Clint Eastwood, Chloé Zhao filme les grands espaces avec un lyrisme presque oublié ces dernières années (mis à part dans le trop sous estimé Loving de Jeff Nicholls). Si la cinéaste déploie un dispositif de cette intensité, c’est pour mieux souligner l’aridité du monde et surtout le combat solitaire de son héroïne, une lutte pour trouver ou plutôt retrouver une place dans une société qui ne reconnaît plus l’existence de ses pairs. Car chez Chloé Zhao, les personnages sont confrontés à un drame binaire, une perte à la fois intime mais aussi sociétale. Dans Les chansons que mes frères m’ont apprises, Johnny cherchait son rôle après avoir perdu son père au sein d’une ethnie non véritablement reconnue aujourd’hui. Dans The rider, Brady membre des derniers cow-boys peinait à conserver son statut après un accident tragique. Dans le cas de Fern, comment poursuivre sa route pour cette veuve encore endeuillé et qui vient d’être frappé par l’une des crises économiques les plus graves de l’ère contemporaine.
Fern entame alors sa reconstruction sous la forme d’un rite initiatique cher à Chloé Zhao. Liée d’abord férocement à son van comme Johnny ou comme Brady à sa selle, Fern peine à cerner les véritables ancres qui la ramèneront dans ce monde. Elle et ses compagnons de fortune parcourent avec passion la route empruntée par ces fameux pionniers d’antan. On pense immédiatement à La rivière rouge d’Howard Hawks quant à maîtrise affichée par Chloé Zhao pour établir avec précision et fluidité ce périple perpétuel. Un long aller-retour qui s’ouvre et se referme là où tout commence et tout recommencera.
Nomadland reprend le flambeau des americana qui ont fait la grandeur du cinéma hollywoodien et la renommée de ses plus grandes icônes. Sans atteindre effectivement les sommets incarnés par Les raisins de la colère ou encore Honkitonk man, Nomadland n’a en revanche point à rougir, rejoint ses illustres modèles dans l’utilisation de la litote, appuyé par l’interprétation d’une Frances Mac Dormand au sommet. Cette dernière adepte du non-jeu pour certains s’identifie alors à un certain John Wayne, référent ultime dans le genre. Quant à Chloé Zhao, elle affirme un peu plus un talent indéniable, et une maturation fulgurante.
Film américain de Chloé Zhao avec Frances Mac Dormand, David Strathairn, Gay Deforest. Durée 1h48. Sortie le 9 juin 2021