L’étang du démon

L’étrange incident

Eté 1913. Le professeur Yamasawa profite de son périple vers Kyoto pour faire halte dans un village ravagé par une sécheresse interminable. Son but inavoué, partir sur les traces de son ami d’enfance, disparu dans les environs trois ans auparavant.  Il va très vite faire la connaissance d’un couple mystérieux en charge d’une cloche soit disant magique, garante de la survie de la bourgade. En effet, selon la légende, le dieu-dragon sommeille dans les eaux de l’étang voisin, le fameux étang du démon. Toujours d’après les croyances ancestrales, son réveil scellerait le sort de la région toute entière…

Inédit jusqu’ici en salle, L’étang du démon débarque dans nos contrées, nanti d’une très belle restauration méritée. Adapté d’une pièce Kabuki du dramaturge nippon Kyoka Izumi, le long-métrage de Masahiro Shinoda appartient à la classe singulière des objets filmiques non-identifiés, fable sociale teintée d’un décorum fantastique. Membre de la nouvelle vague japonaise, le cinéaste japonais à la filmographie éclectique fut remis à l’honneur il y a quelques années lors de la sortie de Silence par Martin Scorsese, puisqu’à l’image du réalisateur américain, il avait porté également à l’écran le récit de Shuzaku Endo.

Dès les premières minutes, Shinoda affiche son affection pour les vastes espaces arides, soulignant au passage le caractère hostile de l’environnement. En pointant sur la carte l’emplacement de l’étang du démon ainsi que les traces de la civilisation aux alentours, Yamasawa accepte d’ores et déjà de s’enfoncer en terre inconnue. Chez Shinoda, le visiteur peut être accueilli en sauveur comme ce membre de la Diète ou au contraire traité en perturbateur tel notre professeur de botanique. Dès lors le contraste visuel va s’avérer saisissant entre la dynamique théâtrale héritée de l’œuvre originale et l’ombre menaçante de la nature, sa puissance destructrice symbolisée aussi bien par la sécheresse incessante  que par le déluge dévastateur promis en cas de réveil du dieu dragon.

Le metteur en scène varie les degrés de tonalité, burlesque, poétique, tragique, onirique le tout sur un rythme lent, hypnotique, compte à rebours d’un drame futur ou plutôt d’un avènement. Ici le profane et le sacré fonctionnent à l’unisson, on réfute les avertissements légendaires au profit d’autres superstitions. Yamasawa, quant à lui, l’homme de sciences cède faces aux signes de la foi, en ce début de siècle tumultueux, dans un Japon rural encore imprégné des coutumes millénaires et hanté par les spectres de l’ancien temps. D’ailleurs, la quête de Yamasawa rappelle celles empruntées par les personnages fétiches d’un autre écrivain majeur de la littérature fantastique, américain cette fois, Howard Philips Lovecraft. Le maître de Providence a-t-il eu accès aux écrits d’Izumi. Peu probable à l’époque, même si certaines similitudes s’avèrent troublantes.

Puis au milieu de cette atmosphère surnaturelle émanant aussi bien de la région que de l’aura de la troublante Yuri survient une explosion de violence inattendue au service du féroce portrait sociétal imaginé par Izumi et mis en avant par Shinoda. Le syndrome de la foule en colère rappelle celui de l’Etrange incident de William Wellman. Mais ici, Shinoda refuse toute compassion, toute rédemption tandis que l’ire des dieux frappera les coupables.

Patchwork déroutant et habile, l’Etang du démon présente certaines facettes peu coutumières du réalisateur de la nouvelle vague japonaise (à commencer par une certaine retenue), tout en conservant son audace et sa capacité à mettre en place un décompte inéluctable à l’approche de l’apocalypse. La marque d’un savoir-faire singulier à défaut d’être génial, d’une œuvre hétéroclite et passionnante, détonante au sein du paysage local.

 

Film japonais de Masahiro Shinoda avec Haruhiko Mimoda, Takeshi Tamura. Durée 2h04. 1979. Sortie en version restaurée le 22 septembre 1979

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture