Les duellistes
France, 1386. Tout oppose Jean Carrouges et Jacques le Gris, anciens frères d’armes devenus rivaux au fil des années. Carrouges incarne le chevalier rustre et dominant sur le champ de bataille. Ancien lettré devenu écuyer, Le Gris impressionne par sa finesse d’esprit. Lorsque Le Gris agresse l’épouse de Carrouges, Marguerite, le mari, ivre de vengeance, demande réparation auprès du roi. Un duel à mort est organisé, duel dont l’issue décidera de la culpabilité ou de l’innocence des différents acteurs de la tragédie. Un dernier « jugement de Dieu ».
On avait quitté Ridley Scott il y a quatre ans avec son dernier opus consacré à la saga Alien, un opus de sinistre mémoire qui ne faisait point honneur à la franchise qu’il a lui-même lancé il y a plus de quarante ans. L’enfant prodige s’est muté progressivement en adulte maussade, certes toujours efficace pour conter une histoire mais démuni de la magie qui animait sa mise en scène à ses débuts. Les récompenses se sont accumulées au détriment d’un renouveau, malgré une ambition demeurée intacte au vu des sujets traités. C’est d’ailleurs un autre grand sujet auquel le cinéaste s’attaque avec Le dernier duel, adaptation du roman historique d’Eric Jager.
L’Histoire et Ridley Scott, du moins les épopées à caractère historique, voilà une romance commencée dès l’aube de la carrière du réalisateur, romance qui lui valu les honneurs suprêmes avec Gladiator, mais rarement fidèle à la réalité tant les écarts avec l’exactitude des faits s’accumulent aussi bien dans Gladiator que dans Robin des bois (des écarts que l’on pourrait facilement pardonner si les campagnes promotionnelles n’appuyaient pas justement sur le caractère historique…mais passons sur ce point pour l’instant).
Avec Le dernier duel, Ridley Scott saisit l’occasion de transposer les luttes féministes en cours sur le théâtre médiéval. Un parallèle ingénieux qui éclairera le public sur les conditions de vie et le sort réservé aux femmes durant cette période, en particulier pour celles nées dans la pauvreté. C’est pourquoi, le destin de Marguerite et surtout sa lutte interpelle, son combat rejoint celui d’aujourd’hui, abusée et mis au ban temporairement pour avoir dénoncé le crime ignominieux dont elle fut victime. Afin de planter le décor et surtout ancrer efficacement sa narration, Ridley Scott déploie le même dispositif que celui d’Akira Kurosawa dans Rashomon, usant de trois de points de vue différents pour un seul et même fait. Très vite, s’adonner à un montage aussi sophistiqué et subtil va à la fois, certes captiver le spectateur mais également desservir son propos final. En effet, à bien des égards, Ridley Scott peine à complètement s’approprier la maîtrise très complexe sur le fond et sur la forme d’un tel procédé.
Il y parvient en partie lorsqu’il s’efforce de retranscrire les différences d’appréciation des situations vécues communément par les protagonistes, le spectateur lui se concentrera à décortiquer chaque petite dissemblance. La faculté également à varier la mise en place de ces mêmes situations tout en rapportant ensuite les conséquences vécues par un autre personnage suffit amplement à attiser la curiosité et mérite d’être saluée.
Malheureusement, à l’image de Park Chan Wook ou de Zhang Yimou, Ridley Scott échoue à appliquer la finesse du traitement inhérente au long-métrage de Kurosawa, lors de l’exposition des enjeux sous-jacents mais prépondérants, propres à chaque œuvre. Dans Queen and country, John Boorman soulignait malicieusement au détour d’un savoureux dialogue que le véritable crime original présenté dans le film de Kurosawa n’était point le meurtre du samouraï mais bel et bien le viol de son épouse, qui n’est jamais remis en question, la finalité revient toujours et encore à l’agression de la jeune femme. Or dans Le dernier duel, Ridley Scott omet de replacer le contexte invivable au centre des débats au moment des révélations finales. Il devient incapable, contrairement au cinéaste nippon, à désigner de manière indéniable et invisible la cause structurelle du drame, à savoir la relégation de la femme en sujette de second rang à l’époque.
Restent alors les prestations plus ou moins convaincantes des uns et des autres (un bon point d’ailleurs à Adam Driver, trop mésestimé par une partie du public à l’instar de Robert Pattison, alors qu’il appartient au cercle très restreint des grands acteurs du moment), une violence qui va crescendo jusqu’à la confrontation finale sans concession, et un fond historique une nouvelle fois erroné sur bon nombre d’aspects.
Nul doute que Le dernier duel captera l’attention tant par son sujet plus que jamais d’actualité que par sa forme séduisante pour les non initiés. Cependant, le long-métrage concentre à la fois toutes les qualités mais également tous les défauts propres à la vision de Ridley Scott depuis Thelma et Louise. Toujours ambitieux mais incapable de prendre de véritables risques, le metteur en scène de Blade Runner a perdu en virtuosité ce qu’il a gagné en notoriété. Un constat gênant lorsqu’il endosse le costume désormais bien trop grand pour lui d’Akira Kurosawa…
Film américain de Ridley Scott avec Matt Damon, Adam Driver, Jodie Comer. Durée 2h33. Sortie le 13 octobre 2021