Telle mère, telle fille
Deux femmes prêtes à accoucher partagent la même chambre d’hôpital avant d’entamer leur labeur. En partageant leur douleur, elles sympathisent. Elles sont toutes deux célibataires mais vivent leur grossesse de manière radicalement différente. Photographe renommée et quadragénaire, Janis accueille son futur enfant comme un don inespéré. Adolescente traumatisée, Ana ignore comment aborder cette nouvelle étape de sa vie. Cette rencontre fortuite se transformera en relation très forte alors que le destin va une fois encore bouleverser leur existence…
Une erreur grossière influence radicalement le destin de deux mères et de leur progéniture. Comment encaisser la vérité sans tomber dans un déni réconfortant quitte à tout perdre définitivement. Une question épineuse à laquelle Pedro Almodóvar s’efforce de répondre, articulant tous les autres enjeux de son récit autour d’une interrogation élémentaire presque naturelle qui agite le cinéaste depuis un peu plus de vingt ans. Car avec Madres paralelas, le réalisateur espagnol achève en grande partie sa réflexion et surtout son hommage consacré aux femmes, en particulier à sa mère, depuis Tout sur ma mère. Ici, sa mise en scène flirte élégamment avec un ton mélodramatique proche par moments des grandes heures du classicisme hollywoodien, citant Douglas Sirk bien sûr mais aussi encore et toujours Joseph Mankiewicz. Car après avoir célébré Eve et Bette Davis dans Tout sur ma mère, Pedro Almodóvar continue de puiser son inspiration et l’essence même de son art dans l’idéal du maître américain, délestant un peu plus ses artifices provocateurs.
Si son synopsis se rapporte en partie à l’œuvre de Kore-Eda (et de Tel père, tel Fils), Madres paralelas bâtit un édifice fort différent de la structure microcosmique du cinéaste nippon, enchevêtrant les rapports entre les protagonistes sous une façade généalogique pour faire resurgir les racines primitives, exhumant les fantômes du passé pour rejoindre un temps l’esprit des vivants. Almodóvar conserve en partie la structure théâtrale qui transpirait dans Tout sur ma mère ou Douleur et Gloire, bien que l’huis-clos préférentiel cède de temps à autre sa place à la mise en valeur d’un Madrid populaire, reflété par la plongée dans les rues de la ville d’Alberto et de Janis ; tandis que la profondeur de champ se rétrécit au fur et mesure qu’ils avancent, une mécanique inexorable se met en place. Le metteur en scène cultive alors un goût du secret éphémère renforçant ici le sentiment de culpabilité d’une mère désemparée. La découverte des résultats du test suggèrent une intensité émotionnelle à venir plus grande que le désarroi ressenti sur l’instant. Pour sauver ce qui peut encore l’être, ne subsistent que des liens fondamentaux, des amitiés fortes soudées au fil des ans ou des épreuves. Une constante chez le metteur en scène chez qui sororité ou fraternité de cœur remplacent souvent les liens du sang. On se souvient de Mario et de Marco dans Parle avec elle, de Manuela et Nina dans Tout sur ma mère ou d’Ava et Beatriz dans Julieta. Quant à Penelope Cruz, l’une des muses les plus fidèles mais également les plus importantes dans la carrière d’Almodóvar, elle délivre une nouvelle prestation de haute volée qui transcende un matériau au final trop diffus, en dépit de toutes les qualités évoquées.
En effet, Madres paralelas ne se hisse malheureusement pas au niveau des deux œuvres précédentes de l’espagnol, à savoir Julieta et Douleur et gloire, la faute à un désir de traiter frontalement d’une multitude de thématiques au lieu de concentrer sa réflexion sur l’engrenage initial dramatique. Ouverture politique, ouverture féministe, pamphlet sur le devoir de mémoire, le propos du long-métrage s’inscrit dans un projet vorace de son auteur, celui d’accoucher d’un film somme quitte à voir trop grand et d’en oublier l’essentiel. En se dispersant, Almodóvar étire trop sa forme qui si elle n’en reste pas moins admirable, ne parvient plus à servir correctement des objectifs épars alors que sa puissance mélodramatique fonctionne toujours.
C’est pourquoi au moment peut être de conclure une entreprise débutée il y a plus de vingt ans avec Tout sur ma mère, Pedro Almodóvar échoue en partie, rendant une copie appétissante à défaut d’être brillante, garnie à défaut d’être finie. Cependant, malgré ce sentiment d’inachevé, Madres paralelas conserve un sentiment de fraîcheur et d’espoir balayant le cynisme outrancier qui pesait autrefois trop souvent sur la filmographie de son metteur en scène. Ce changement de cap commencé avec évidemment Tout sur ma mère et qui perdure depuis Julieta, justifie désormais un statut quasi incontournable à l’ancien chenapan hispanique.
Film espagnol de Pedro Almodóvar avec Pénélope Cruz, Luna Auria Contrarias, Ainhoa Santamaria. Durée 2h00. Sortie le 1er décembre 2021