Femme idéale

1.

Tu es là. Je ne te vois pas.

Pas encore en tout cas.

Cela fait deux heures que je suis ici. Assis sur un banc. Je suis venu par le métro, depuis la gare du nord. J’ai croisé le flot habituel des passagers pressés, des mamans avec leurs enfants. Des vieillards en imperméable gris ou beige, traînant leur ennui mêlé de solitude et portant la mort au fond d’eux. Je suis venu d’un pas rapide et décidé, sûr de moi. Nous avons rendez-vous depuis longtemps. Je m’en serai voulu d’être en retard.

 

2.

Je suis assis sur un banc donc. Des pigeons approchent, à la recherche d’une miette de pain que je leur jetterai. Je les ignore. J’ai la tête vide. Je sais que tu es là, quelque part. Sur le banc d’en face s’installe un couple d’amoureux. Ils s’enlacent, s’embrassent. Rient. Je dois être honnête : quelque part je les envie et ça me dégoûte. J’ai toujours détesté les gens envieux.

Un coup d’œil à ma montre.

Tu es là, bien sûr.

 

3.

Tu es là, nous ne pouvons pourtant pas nous voir. Depuis combien de temps je rêve de toi ? Depuis toujours. A l’âge de de quinze ans, j’ai attrapé une méningite. On m’a emmené à l’hôpital. Ma famille a cru que je mourrais. J’ai connu ce qu’on appelle une phase de délire. Plus tard, alors que je guérissais, les médecins m’ont fait passer des IRM. Ils ont été heureux de m’annoncer que je n’avais aucune séquelle.

Pourquoi des IRM ? Parce que je parlais de toi et que je disais des choses impossibles. Sacrés médecins.

 

4.

Je sens ta présence, tout comme je l’ai senti dans ma chambre d’hôpital il y a bien des années. Je te revois, belle androgyne à la peau diaphane. Tu m’as souri tandis que je souffrais sur mon lit, la tête lourde. Tu m’as dit que tu étais d’un autre univers, semblable au nôtre, vivant juste à côté. Tu m’as dit aussi que parfois nos deux univers se touchaient. Lors d’explosions atomiques.

Les individus ne peuvent se voir alors qu’ils occupent le même continuum. Il arrive cependant qu’ils puissent s’apercevoir, lors d’une maladie par exemple. Certaines affections changent provisoirement notre capacité de percevoir la réalité. C’était mon cas et aussi le tien, m’as-tu dit.

C’est ainsi que nous nous sommes liés.

 

5.

Les amoureux s’enlacent. La fille, elle m’amuse. Elle sourit tout en regardant ailleurs tandis qu’il niche sa tête dans son cou, les yeux fermés. Les femmes gardent leur mystère, même amoureuses. Je te sens près de moi. Tu me prends la main. L’air à côté de moi épouse les contours de ton corps. Je ferme les yeux moi aussi.

 

6.

Et puis j’ai quitté mon lit et je t’ai vu chez toi, dans ton univers. Tu avais aussi une forte fièvre, tu étais faible. Tu m’as regardé. Je me suis assis à côté de toi et j’ai caressé tes cheveux rouges. Je me rappelle de tes paroles. Nous avons peu de temps, as-tu dit. L’espace entre nos mondes se referme. Je t’ai serré fort, j’ai essayé de te passer ma vie en t’embrassant et en te faisant l’amour. Et je sais que tu l’as absorbé. Car là-bas, chez moi, mon coma s’est prolongé.

 

7.

Ce sont tes parents qui nous ont surpris. Ils m’ont chassé avec des imprécations et des malédictions. Les fous, même si je les comprends. Mon réveil a pris du temps. Au début, je parlais dans ta langue. Voilà pourquoi ils m’ont soumis à des examens et à des séances chez le psy. Je suis rentré chez moi au bout de quelques mois et j’ai repris ma vie.

Je ne t’ai jamais oublié.

 

8.

Tu me contactes par le rêve, régulièrement. Un souffle, juste quelques mots. Nous avons pris l’habitude de nous voir chaque année, au parc Montceau. Oh, nous voir est un grand mot. Nous sentir est plus juste.

 

9.

Les amoureux se lèvent. Mon portable vibre. Ma femme. Elle attendra. Tu es déjà en train de t’effacer. Mais je te vois. Tes cheveux sont toujours rouges. Tu portes un pantalon blanc. Pas besoin de se parler. Tu t’effaces petit à petit. Notre rencontre improbable retourne au néant. Le soleil se cache derrière les nuages. Qu’importe, je reviendrai l’année prochaine, là où nos univers se touchent, pour notre rendez-vous annuel.

 

10.

A l’année prochaine, prends garde à toi.

 

 

Sylvain Bonnet

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.