La femme aux deux vies

1

Aéroport de Roissy, 15h30, heure française. Je fends la foule des voyageurs comme dans un rêve. Impression de froid, le vent me fouette le visage. C’est toujours à l’étranger que les souvenirs de l’enfance affluent le plus facilement. À ma main une vieille valise Delsey, la poignée a tendance à mordre mon épiderme.

            – Bonjour m’dame, je peux porter votre valise ?

Cette voix d’homme, je la connais. Il a pris ma valise et m’entraîne vers la sortie. Un taxi nous attend.

            – Tu n’as pas changé, Miller.

Il sourit.

 

 

            – Alors Carole ? Pourquoi ce retour ?

Il est là, contre moi, allongé en train de fumer sa cigarette. Je caresse sa poitrine nue et à sentier l’odeur légère laissée par son après-rasage. Miller se laisse faire. Miller est comme un grand chat avec ses yeux qu’il plisse pour réfléchir, ou gagner du temps c’est selon l’interlocuteur. On se retrouve tous les deux, comme il y a quelques années lorsqu’il m’avait arrêté parce que je n’avais pas de papiers. Mais Miller est étrange. Il m’a laissé partir au bout de quelques heures de détention. C’était un soir où il n’y avait personne dans son commissariat. Il était de permanence. Il est venu et a ouvert la porte et m’a dit de partir.

            – Ne me le fais pas regretter, a-t-il ajouté.

J’ai fait la plonge dans un restaurant et j’ai suivi des cours du soir de la ville de Paris. J’ai bossé dur pour obtenir des diplômes de comptabilité. Je me suis faite régulariser, j’ai revu Miller. Et j’ai couché avec lui, pour savoir qui il était. Je n’ai pas été déçue. Puis je suis partie à Londres travailler pour une multinationale indienne.

– Je dois retrouver quelqu’un.

Miller plisse les yeux.

            – Qui petite ?

Je lui souris.

            – Mon mari.

Miller a une drôle d’expression. Jalousie ?

            – Il est dans un centre de rétention.

Il pourrait me poser plein de questions. Il ne le fera pas. Il me connaît et sait que c’est sacrément important si je lui demande quelque chose. Il tourne la tête vers moi, ses yeux gris me font frissonner :

            – Donne-moi son nom.

 

 

 

2

Je n’ai pas toujours été Carole. J’ai aussi été une jeune fille d’Afrique, mariée très jeune à un homme plus âgé. J’étais sa seconde femme, il ne m’a pas ménagé. Chez moi, la tradition et la religion font que les femmes supportent beaucoup, trop même. Avec sa première femme, qui me détestait, j’ai tenu sa maison du mieux que j’ai pu, tant que j’ai été en possibilité de le faire. J’ai porté deux de ses enfants. Puis je suis partie. Car la vie que j’avais avec lui ne pouvait être plus longtemps la mienne. J’ai donc quitté cette famille et je suis remonté vers le nord, avec comme destination finale l’Europe. Je suis devenu Carole.

Mais mon mari m’a retrouvé par internet et a trouvé un passeur qui a accepté de lui faire traverser la Méditerranée. Je ne sais comment il m’a retrouvé mais tout est possible par internet aujourd’hui. Il me menace de révéler qui je suis si je ne l’aide pas. Même loin de l’Afrique, le passé me rattrape toujours.

Bien malgré moi.

 

 

 

Le lendemain. Matinée brumeuse et tête dans du coton. Miller conduit. Vite, comme souvent. Comme pour fuir une vie qui lui plaît de moins en moins. Il m’emmène au centre de rétention où se trouve mon mari.

            – Il peut réellement faire pression sur toi ?

C’est ce que je me demande, ce à quoi je réfléchis.

            – Peut-être. Je n’en sais rien.

            – Tu lui as donné de tes nouvelles pendant ces années ?

Je pense aux mandats que j’envoyais de temps en temps, en fin d’année.

            – Non, dis-je en regardant la route défiler.

Miller choppe de sa main gauche son paquet, sors une cigarette. Je l’allume pour éviter un accident.

            – Ne mise pas sur un asile politique en ce moment ma chérie. Avec les élections qui approchent, ils veulent virer un max de sans papiers.

Je ne veux pas qu’il obtienne l’asile. Surtout pas.

 

 

Ils me font entrer dans une pièce où je m’assois face à une chaise vide. J’ai l’esprit vide. Miller est resté dehors.

La porte s’ouvre. Je reconnais mon mari, son visage est resté le même. Il vient s’asseoir en face de moi et me fixe.

            – Quand est-ce que je sors ? Me demande-t-il dans un français que je peine à reconnaître avec son accent.

            – Tu ne peux pas sortir comme ça, tu es hors la loi.

Il continue de me fixer.

            – Donne de l’argent, dit-il en arabe.

C’est un ordre. Je reconnais sa manière de faire.

            – Non. Ça ne marche pas comme ça.

Celle que j’étais avant de devenir Carole a peur. Ses mains menottées me font peur. Je me rappelle de ce qu’il me faisait, les soirs où il avait besoin de se défouler.

            – Agis sinon je dirais qui tu es. Et ce que tu as fait.

Je ris. Je me force à rire pour l’humilier.

– On est pas là-bas. Ça n’a aucune importance ici. Et tu n’as plus aucun pouvoir sur moi. Maintenant parle : pourquoi es-tu venu ?

Le silence s’instaure pendant quelques minutes puis il se met à parler. A me raconter. Quand je ressors, je demande à Miller de me ramener. Puis je monte dans la voiture et ne dit plus un mot.

 

 

 

3

Au lit, je sanglote doucement tandis que Miller revient de la douche. Il me prend dans ses bras et me demande ce qu’il y a. Je lui raconte alors ce que m’a dit mon mari.

 

 

Je lui avais donné deux garçons qu’il a élevés seul, avec une autre femme, après mon départ. Il en a fait des pêcheurs, comme lui. Ils vivaient au rythme des saisons, des poissons et finalement s’en sortaient pas si mal. Les deux garçons ne se souvenaient qu’à peine de moi. Frustré de ne pas m’avoir retrouvée pour me punir, mon mari m’avait finalement relégué dans un coin de sa mémoire. Jusqu’à ce qu’il tombe malade. Une fièvre tropicale, sans doute, qui l’a forcé à s’aliter pendant plusieurs jours. Les deux garçons ont donc dû travailler sans lui. Et ont sorti le bateau de pêche. Tout s’est bien passé jusqu’au dernier jour. Comme d’habitude, ils sont allés pêcher. Sauf qu’ils ne sont jamais rentrés. Guéri, mon mari a prévenu les autorités, des recherches ont été organisées.

En vain.

            – C’est pour cela qu’il est venu en Europe ? Pour te prévenir ?

Non. Pour se venger et me faire souffrir aussi. Je m’accroche à Miller pour ne pas sombrer. Je sais qu’il est solide. Je pleure dans ses bras. Il me console, il ne me juge pas.

 

 

Mon mari a été renvoyé en Afrique par avion. Peut-être retentera-t-il le passage. À vrai dire, je m’en moque. Miller m’a ramené à Roissy. De là, un avion va me ramener vers ma vie à Londres, celle que j’ai choisie et que je me suis construite. Mon corps se souvient de la caresse du sable chaud, des coquillages et du reste. Je me souviens aussi des enfants qu’elle a eues, celle qui n’était pas encore Carole.

Miller m’embrasse, puis s’en va aussi vite : c’est sa façon de faire. Peut-être est-ce pour cela que je l’aime autant. Je sais que je le reverrai.

Je sais aussi que, jamais, désormais, je ne reviendrais là-bas.

Sylvain Bonnet

 

 

 

 

 

 

 

 

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.