La lune s’est levée

Les médiations sentimentales

Nara, une petite ville de la province japonaise. Monsieur Arai vit entourée de ses trois filles, aux aspirations fortes différentes. Chizuru, l’ainée de la sororité est revenue vivre chez son père après le décès de son époux. Ayako, la cadette, bien qu’en âge de se marier, préfère rester auprès des siens. Quant à Setsuko, la benjamine, elle rêve de partir pour Tokyo. Très proche par ailleurs de Shôji, le jeune beau frère de Chizuru, elle rencontre Amamiya un de ses amis, un ingénieur de passage à Nara en provenance de Tokyo. Très vite elle comprend qu’Amamiya et Setsuko se sont connus plusieurs années auparavant. Elle s’ingénie alors à les réunir, persuadée qu’ils éprouvent des sentiments l’un pour l’autre. Et changer le cours des choses, par la force si nécessaire…

Une jeune femme s’apprête tandis que deux hommes présents dans la pièce vaquent à d’autres occupations, l’un se plonge dans la lecture de son journal, l’autre préfère écrire…La jeune femme se retourne et cherche du regard l’un d’entre eux, désire capter l’attention mais tous deux l’ignorent superbement presque avec une arrogance caractéristique patriarcale. Elle se lève promptement pour arracher la couverture sur laquelle est assis celui en train de lire.

Avec cette scène pourtant anodine de prime abord, Kinuyo Tanaka exprime avec élégance son attachement à l’émancipation féminine dans un Japon encore ancré dans des traditions archaïques et entrevoit la possibilité pour les femmes de s’affirmer avec la même fougue, la même ardeur que la gente masculine tout en restant digne. Mais ce combat qu’elle mène depuis son premier long-métrage Lettre d’amour ne constitue pas le véritable enjeu de la scène évoquée. Non, la véritable force de ces quelques instants réside dans la maturation formelle d’un art appuyé par le script du plus grand maître local.

En effet, pour son second long-métrage, Kinuyo Tanaka a bénéficié du soutien de Yasujirô Ozu en personne, scénariste pour l’occasion de ce mélodrame doux-amer, un poil moins cynique que les autres films de la réalisatrice. Aidée par le script de son illustre collaborateur, Kinuyo Tanaka va déployer des trésors d’imagination, caractérisant à merveille ses protagonistes (un savoir-faire entrevu déjà dans Lettre d’amour) et user de certaines techniques narratives propres à Ozu en personne, en l’occurrence la dilatation temporelle, technique affinée par le maître et reprise à plusieurs moments dans La lune s’est levée de manière judicieuse, à commencer dans la scène mise en avant précédemment.

La cinéaste s’amuse de la valse des hésitations amoureuses, du jeu de séduction larvé et bien sûr de la sempiternelle incompréhension qui règne au Japon entre les hommes et les femmes. Kinuyo Tanaka oppose la persévérance de Setsuko au renoncement de sa sœur ou d’Animaiya mais également au comportement acide de Shôji à son égard. La relation trouble qui unit les jeunes gens les engage sur la pente sinueuse des jeux de l’amour et du hasard jusqu’à l’humiliation violente, marque de fabrique chez la réalisatrice. Les attitudes déplaisantes mais un poil comiques (Shôji allongé dans un parc avec Amamiya se relève brusquement pour éviter que Setsuko se blottisse contre lui) laissent place à un violent réquisitoire, éprouvant autant pour l’accusée que pour le spectateur.

Entretemps, Kinuyo Tanaka continuera d’afficher sa passion pour la littérature, la poésie, entrevue déjà par moments dans Lettre d’amour. Les codes du langage amoureux dans tous les sens du terme s’épanouissent à travers les télégrammes fugaces échangés entre les amoureux. Quant à la narration, elle se construit via les différentes strates de séduction, les histoires sentimentales s’enchevêtrant dans les médiations habiles des architectes du bonheur. Et à la tête de ce petit clan on retrouve avec joie un monsieur Asai interprété par Chishu Ryu, acteur fétiche de Yasujirô Ozu.

Traversé aussi bien par des fulgurances romantiques que par des éclairs de noirceur, La lune s’est levée s’impose comme le film le plus chaleureux de son autrice. Sous l’aile bienveillante de son scénariste, Kinuyo Tanaka accomplit à la perfection un numéro d’équilibriste durant lequel s’accordent à l’unisson les cœurs hésitants de ses protagonistes.

Film japonais de Kinuyo Tanaka avec Chishu Ryu, Shûji Sano, Ryôsuke Saitô. Durée 1h42. 1955. Reprise le 22 février 2022

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture