1
Je sais que tu as énormément souffert mon amour. Je n’en suis pas fière. Te rappelles-tu cependant combien tu m’avais blessé ? Évidemment que non. Lorsque nous nous sommes revus, j’ai vu que tu ne me reconnaissais même pas. Tu n’avais même pas gardé un seul souvenir de moi. Rien.
Tu ne pensais tout de même pas t’en tirer comme ça mon amour ?
2
La première fois que tu m’as vu, ce devait être à la sortie de la fac de droit. Je pense que je t’ai tout de suite inspirée. J’en suis sûre. Tu es un artiste et je suis sûre que tu as suivi ton instinct.
La première fois que je t’ai vu, je m’en rappelle très bien, c’était dans un café en fin d’après-midi. Je me demandais pourquoi cet homme brun, aux yeux d’un noir profond, décoiffé et à l’allure androgyne, me fixait aussi intensément. Puis tu t’es levé et tu t’es approché de moi, sans me quitter des yeux. J’ai refermé le livre que je tenais, j’ai cru à un énième plan drague. Je me suis préparé à te jeter.
Tu t’es assis devant moi après avoir pris une chaise à côté. Ça a commencé ainsi :
Toi : vous vous demandez pourquoi j’étais en train de vous regarder, n’est-ce pas ?
Tu as un sourire malicieux, tes lèvres ouvertes et je vois tes belles dents blanches.
Moi : Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive !
Toi : Vous me plaisez beaucoup.
Moi : Je m’en doute un peu maintenant.
Toi : Oh je vois… Vous faites fausse route en fait.
Moi : Alors expliquez-moi : que suis-je censé comprendre ?
Toi : Je suis artiste. Je vous veux comme modèle.
Je ris.
Moi : Vous êtes sérieux ?
Toi : Oui. Par contre répondez-moi maintenant.
Moi : Pourquoi ?
Toi : Sinon, ça n’en vaudra plus la peine.
J’aurais dû me méfier. Dans l’ambiance enfumée du café, pendant que tu te servais dans mon paquet de cigarettes, j’ai réfléchi à toute allure. L’intensité de ton regard, ta façon de t’exprimer, le mouvement de tes lèvres, tout était différent. C’était excitant. À côté de nous, des groupes en train de rire. Ou des solitaires en train de bûcher, déjà la tête dans les examens. Et moi, j’étais mal à l’aise dans ce monde d’étudiant. Et te voilà avec ton offre, à la fois curieuse, saugrenue et en même temps, oui, excitante.
Je ne me suis pas méfié. J’aurais dû plus réfléchir. Mais je me suis dit : qu’est-ce que tu risques à y aller ?
Toi : Alors, quelle est votre réponse ?
J’ai dit oui mon amour.
3
Tu ne m’avais pas menti. Tu m’avais vraiment fait venir pour être ton modèle. Tu as commencé par me peindre de profil les premiers après-midi. Je me suis laissée faire, je suivais scrupuleusement tes indications.
Je suivais tes règles, mon amour.
Sous le feu de ton regard, j’étais immobile. Silencieuse. J’étais intriguée par ta mise en scène. Je me suis laissé porter par ton inspiration. Et puis tu étais une bouée. Ça ne s’arrangeait pas à la fac. Droit constitutionnel, droit fiscal, droit civil, non, ce n’était pas pour moi, juste du talc pour ne rien sentir. Tu étais décidément l’échappatoire idéale.
Et tu me peignais. Je me sentais flattée. Ton atelier était rempli de ces toiles que tu ne voulais pas me montrer, cachées sous une bâche. Là encore, j’obéissais à ta loi. Jamais je ne tentais de les regarder. Et il y avait des sculptures, cachées sous des draps noirs.
Je sentais l’odeur de la peinture jetée sur ta palette. Je te voyais jouer de ton pinceau sur la toile. Ta chemise était barbouillée de couleurs. Tu m’exhortais à garder la pose mais je ne pouvais m’empêcher de te jeter des regards en coin. J’ai fini par te trouver beau tu sais.
Je t’avais demandé si tu exposais. Tu m’avais alors répondu que oui. D’ailleurs, tu allais peut-(être exposer à Londres mais rien n’était encore sûr. Et je me rappelle t’avoir demandé si ce que tu avais peigné de moi avait des chances d’être exposé.
– Si je trouve ça réussi bien sûr ma chérie.
Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.
Bientôt tu m’as demandé de me dévêtir. J’ai frissonné mais j’ai dit oui. Je ne voulais plus avoir de secrets pour toi. Évidemment.
4
Après m’avoir peinte, tu m’as sculptée. D’abord des bustes puis ensuite toute entière. C’est alors que j’ai senti tes mains sur mon corps. Tu t’en es servi d’abord pour me bouger, me mettre dans la position adéquate, celle que tu voulais. Tes mains étaient douces au toucher, chaudes aussi. Puis tu me saisissais par les épaules et tu m’allongeais à même le sol. Tu continuais à me bouger, à me modeler. Je sentais tes mains sur mon dos, sur mon ventre, puis sur mes hanches et mon cul. Jamais tu n’en profitais. Non, pas un seul instant. J’étais la glaise dont tu faisais jaillir la beauté, de ce corps que désiraient d’autres hommes tu faisais œuvre d’art.
En même temps que tu me sculptais, tu ne te rendais même pas compte que tu me remodelais. Une fois tu m’as dit que je serais plus jolie avec les cheveux courts. Contre l’avis du type qui partageait mon lit, je suis allée le lendemain chez le coiffeur. Quand nous nous sommes revus, lors de la séance suivante, tu t’es approché. Tu étais intrigué. Puis tu as touché ma nuque, tu as souri. Avant de me déshabiller pour notre séance.
Je me suis livrée à toi comme à aucun autre homme.
5
Je ne sais à quel moment je suis tombée amoureuse de toi. Est-ce que cela a commencé dès le premier jour dans le café ? Ou alors la première fois que tu m’as touchée ?
Mon sentiment était vif et ardent. Mon désir de toi me brûlait à l’intérieur. Je couchais avec d’autres hommes mais je ne pensais qu’à toi. Il n’y avait que toi. Je crois que je me levais chaque matin pour être ton modèle, sentir tes mains. J’étais de l’argile et j’avais donné mon âme pour cela.
Tu me sculptais depuis six mois. Ton atelier était engorgé de toiles, de bustes que tu avais faits, tous cachés sous des draps noirs. Jamais je ne les avais vus. C’était un pacte : depuis le premier jour tu m’avais signe, lorsque j’avais voulu voir le résultat de ma pose, que non, ce n’était pas possible. Et j’avais accepté. C’était notre contrat, ton jardin secret aussi.
Lors d’une de nos séances, j’ai craqué. Comme souvent, tu t’es levé et tu es venu me bouger. J’ai frissonné. De mon bas ventre est monté une vague de chaleur, ce désir de toi que je cachais depuis des semaines. Je t’ai regardé les yeux mi-clos, cuisses écartés. Offerte. Presque tremblante et le souffle court. Je te revois, étonné, oui tu me regardes comme si c’était la première fois. C’est alors que tu as reculé.
Presque comme un somnambule, tu es sorti de la salle et tu t’es enfermé dans la salle de bains avant que je puisse faire quoique ce soit.
Je ne savais pas quoi faire. Je me suis relevée. Déboussolée, je me suis approché de la porte de la salle de bains. Je voulais te dire de revenir, que ce n’était pas grave, que je m’excusais, Peut-être t’aurais-je dit que je t’aimais… Mais la sculpture était proche, la curiosité s’empara de moi.
Et j’ai vu la glaise informe dont tu commençais à tirer ta vision. Des bras encore frustres et la poitrine… Tu es sorti au moment ou je la contemplais. Tu m’as regardé puis tu as vu ton œuvre et tu as éclaté de colère. Tu t’es jeté sur moi et tu m’as frappé. Je suis tombé un genou à terre, effarée par ce qui se passait. Très vite, tu m’as agrippé, mes vêtements dans ton autre main et tu m’as fichu à la porte, complètement nue. Je me suis rhabillée en vitesse et me suis enfuie dans la rue en pleurant.
6
Le surlendemain, je n’en pouvais plus. J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai décidé de venir m’excuser. Je suis arrivée chez toi, mon amour et je t’avouerai que j’étais bien nerveuse. Je suis montée et ai trouvé ta porte ouverte. Une fois entrée, j’ai découvert un atelier complètement vide. Il ne restait rien, pas même un grain de poussière. J’étais abasourdie.
Je suis allée voir le gardien. Il ne fit que me confirmer ce que je craignais : tu étais parti la veille après avoir résilié ton bail et payé ton loyer. Tu n’avais rien laissé non. Pas même un mot pour moi
J’étais la dernière des idiotes.
7
Sans toi je me sentais inutile. J’ai commencé alors à dériver. J’ai fait pas mal de soirées avec tout un tas de gens. J’ai arrêté mes études et de bosser. J’ai couché à droite et à gauche et même à plusieurs. Tout pour ne plus penser à toi, pour combler ce vide intérieur laissé par l’extase d’être ton modèle. Je me suis fait caressé par bien des hommes mais aucun n’avait tes mains.
Le désespoir montait.
Six mois plus tard j’étais dans un hôpital psychiatrique pour une dépression. Je n’avais que dix-neuf ans. Ma famille était inquiète. Pas moi. J’étais résolu à ce que cela cesse. Par tous les moyens. On me bourra de tranquillisants pour que je ne pense plus au suicide.
Et je regardais la télé amorphe. Et je zappais en proie à l’ennui. Et c’est alors que je t’ai vu. Oui, dans une émission culturelle. Tu faisais une expo à Londres. En te voyant, je pleurais : j’avais un moment cru que tu n’avais jamais existé.
8
Je suis sorti de l’hôpital au bout de quelques semaines en laissant des médecins épatés par mon rétablissement. Mais ils restaient inquiets et vigilants. Ils ne pouvaient pas comprendre. Je suis allé voir ma mère pour lui emprunter de l’argent pour partir à Londres. Dès mon arrivée, j’ai appelé quelques contacts pris lors de mes nuits parisiennes et suis allé dans quelques partys à la mode pour me faire des relations utiles. Bientôt, je réussis à obtenir ce que je voulais : me faire emmener au vernissage d’une de tes principales expos près de Soho.
En arrivant, je ne faisais que te chercher des yeux et je ne te voyais pas. Le cœur battant la chamade, j’abandonnai le type qui m’avait emmené et partit dans les différentes pièces, me faufilant derrière une cohorte de critiques branchés, souvent homosexuels. Je découvris alors ce que tu avais fait de moi.
Les premiers portraits me ressemblaient. Après tu te mettais ensuite à jouer avec les courbes et tu déformais mes traits pour me transformer en une chose grotesque. Quant aux sculptures, tu m’avais remodelé bien sûr. Tantôt Venus classique, tantôt en une espèce de méduse où les membres fusionnaient ; mon visage bientôt grimaçant, les traits abolis.
J’avais envie de pleurer. Oui. Car je trouvais ça beau, violent. Et je me rappelais de nos séances…
Mon compagnon me retrouva : il était soulagé. Il m’avait cherché partout pour me présenter au génie responsable de cette exposition. Toi. Il me prit par la main, fendit un groupe d’admirateurs vêtus de costumes chamarrés et tu fus là mon amour. Et nos regards se croisèrent. J’avais tant espéré ce moment…
Rien.
Tu m’embrassas, ne me demandant même pas ce que j’en pensais. Tu te contentas de me dire : j’espère que vous vous amusez bien. Puis tu repartis.
Oui.
Tu ne m’avais même pas reconnu.
9
Face à ton indifférence, je n’eus qu’une option : me servir de mon désespoir pour te faire payer ce que tu m’avais fait. Je me découvris alors une imagination sans limites mon amour. Je n’eus aucune peine à découvrir où tu habitais et je me servis de mes armes habituelles: je séduisis ton garde du corps et n’eus aucun mal à lui subtiliser les clefs et à en faire faire un double.
Je sais que j’ai un peu surréagi. Ma colère était sans limites mon amour.
Je me suis introduite chez toi un soir. Je suis entrée dans ta chambre. Après t’avoir chloroformé, je t’ai emmené loin de chez toi. Tu ne pesais pas bien lourd mon amour.
Je t’ai emmené loin de Londres. Dans une pièce je t’ai attaché à un lit. Je t’ai posé un adhésif sur la bouche. Je t’ai attaché solidement vu ce que j’avais conçu comme vengeance. Puis tu t’es réveillé. Je t’ai parlé de Paris. J’ai vu à ton regard que tu avais quelque mémoire malgré toi.
Puis tu as vu ce que je tenais. Tu as grogné, gémi quand j’ai approché la scie de ton poignet.
Tu n’as pas arrêté de gigoter. Ce n’était pas facile de couper proprement ta main droite mon amour. Tu t’es agité pour rien. Ce fut beaucoup plus facile quand je m’attaquai à la main gauche. Ton corps n’était pris que de quelques tremblements. Le ruban adhésif sur ta bouche avait rougi et je me suis demandé si tu n’avais pas mordu ta langue.
10
Quand j’en eus fini, je rangeai soigneusement tes mains tandis que tu te vidais de ton sang. J’espère aujourd’hui que tu as pu malgré tout comprendre ce que je te disais :
– Tu as eu le meilleur de moi-même. Ce n’est que justice que je fasse de même aujourd’hui.
Et je suis parti.
Ça a pris du temps mais j’ai réussi à créer quelque chose à partir de tes mains. D’une j’ai fait un poing dressé et de l’autre une main tendue. Les deux sont en parallèle, mises sous verre et momifiés. Chaque soir, je les regarde. Parfois, j’enlève la cloche et je me rappelle de tout. Je frissonne alors d’un plaisir total.
J’ai appris ça de toi mon amour. Modeler la souffrance pour en faire naître l’art.
Sylvain Bonnet