Le fils truqué

 

Le corps

 

Dehors, le soleil brûlant frappe les rares passants. Et il n’est que dix heures du matin. La canicule dure depuis trois semaines et ne prendra pas fin avant début septembre. Mais la vie continue. La preuve ? On vient de trouver un corps dans une des tours du quartier Montparnasse. Appartement huppé, climatisé. Et un mort au sol. Trois balles dans le ventre.

Tandis que des flics de l’identité judiciaire s’affairent autour du corps, le capitaine Miller de la police de la métropole de Paris mâche un cure-dents pour se passer l’envie d’une vraie cigarette. Difficile de s’empêcher de fumer quand on aime le tabac. Il regarde les murs auxquels sont accrochés de fausses toiles de maîtres et un écran télé allumé mais muet, qui diffuse des nouvelles du monde. Tsunami dans l’océan indien, des milliers de morts sur l’île Maurice. Chute d’un satellite espion dans le désert de Gobi. Conflit indo-pakistanais au Cachemire menaçant de passer au stade nucléaire. Le capitaine Miller sourit. Il boirait bien un verre pour bien commencer la journée.

Un jeune flic en uniforme vient se dresser contre lui. Le suspect est là, dit-il. Sans un mot, Miller le suit et découvre un homme plutôt jeune, menotté et tête baissée, presque inconscient d’être là. Toujours silencieux, le flic attend que le suspect le remarque. Ce dernier tousse puis renifle, comme enrhumé. Puis il relève la tête vers l’enquêteur de police. Miller le contemple. Les cheveux en bataille, l’œil injecté de sang, trop maigre, le suspect rappelle quelqu’un.

Oui, il a des faux airs du mort. Marrant, se dit Miller qui en a vu de belles dans sa carrière. Et dire que maintenant faut supporter les conneries des généticiens…

            – Il a tout avoué, capitaine, lui dit le flic qui l’a amené là. Un bleu, se dit Miller qui, d’un signe de tête, fait comprendre qu’il faut emmener le suspect loin d’ici. Les hommes obtempèrent. Miller s’éloigne et se rapproche du cadavre. La lumière des projos accentue la pâleur du cadavre.

Soixante-quatorze ans au compteur, Bernard Comte était riche, très riche grâce à de belles manœuvres avant la crise financière qui avait abattu l’euro et le dollar. Ce qui lui donnait beaucoup de possibilités. Miller prend son phone et tape un code secret qui le connecte à l’intranet police. Puis il demande l’accès au dossier médical du mort. Son autorisation de classe orange, qu’il a du mal à obtenir et à faire reconnaître par les toubibs, lui donne tous les droits.

Intéressant…

Il est tiré de son étude par l’arrivée de deux hommes en uniforme blanc. Haute Autorité médicale. Ils puent la mort à deux cents mètres…

            – Nous venons pour les organes.

Miller les laisse passer avec un geste de mépris. Comme beaucoup, il en a marre de ces médecins qui se croient tout permis. Mais depuis les ordonnances de 37, ils ont, avec les boîtes de l’industrie pharmaceutique, tous les droits. Et avec les menaces qui pèsent sur le sperme mondial, de moins en moins fertile, ça ne risque pas de s’arranger.

Miller sort de chez la victime, pensant déjà à l’interrogatoire du suspect. Il sent à peine la chaleur, il a toujours été résistant. Vivement la retraite quand même.

 

 

L’interrogatoire

1

Je vous ai déjà tout dit. J’ai tué mon père hier. De sang-froid oui. Je me répète : je n’ai pas de complices. Je l’ai tué à la suite d’une dispute. C’est ainsi. Je pourrai dire que je le regrette mais ce n’est pas le cas. Peut-être ai-je eu un coup de folie. Je ne sais pas.

Non, inspecteur. Je n’ai pas de complices. J’ai agi seul. Je reconnais les faits et je suis prêt à en assumer les conséquences. Vous savez bien que je n’ai pas résisté lors de mon arrestation. Ne suis-je pas le suspect idéal pour une enquête idéale ? Je répondrai à toutes vos questions et je ne vous mentirai pas.

 

2

Vous me dites que mon père n’avait pas de fils. Vous vous trompez puisque j’existe. Non, je ne vous crois pas. Contrairement à ce que vous croyez, je ne l’ai pas tué pour l’héritage. Je ne suis pas intéressé par l’argent. Seule la vie m’intéresse. Mon père m’étouffait, vous comprenez ? Je ne suis pas sûr que vous puissiez comprendre… Vous n’êtes qu’un flic obtus. Qu’attendez-vous pour me mettre une baffe, hein ? N’est-ce pas comme ça que vous agissez lors des interrogatoires ?

Ah c’était au vingtième siècle et maintenant c’est fini. Nous vivons une époque civilisée, c’est ça ?

Pourquoi riez-vous ?

 

3

Vous avez vu le docteur Drévillon… il vous a tout dit…

 

4

Vous avez raison, inspecteur. Je ne suis pas le fils de Bernard Comte. Il n’avait d’ailleurs pas d’enfants à ce que je sache. En fait, je suis son clone. Oui, bien sûr le clonage est strictement interdit sauf pour la recherche médicale. Le docteur Drévillon a dû vous expliquer.

Bernard Comte était riche, très riche. Il souffrait cependant de pathologies liées à son âge et d’ulcère à l’estomac. Alors, il s’est renseigné auprès de son cercle d’amis. On lui a donné les coordonnées du docteur Drévillon. Oui, tout à fait, il a été révoqué de l’ordre des médecins mais cela n’empêche pas qu’il travaille au noir. Puisque je suis là… Ne me coupez pas, inspecteur, c’est énervant. Bernard Comte est donc allé voir ce docteur pour être cloné. Un clone, voyez-vous, c’est une réserve d’organes pour les très riches d’aujourd’hui, net d’impôt. On est conçu dans une éprouvette puis développé dans le ventre d’une mère porteuse et puis nous voilà. Nous ne sommes pas remboursés par la sécurité sociale mais Bernard Comte n’avait pas besoin de la sécurité sociale.

Qui était la mère porteuse ? Je n’en sais rien. Une guinéenne, m’a dit le docteur Drévillon. Elle a disparu après m’avoir mis au monde si je puis dire. De toute façon, elle n’était pas ma mère. Et qu’est-ce qu’une mère à part un ventre ? Oui, j’ai beaucoup lu sur la question. J’ai eu le temps. En tout cas, voilà pourquoi j’ai été conçu.

 

5

Ça fait deux jours que vous m’interrogez, j’espère que vous ne vous ennuyez pas, officier Miller ? Non ? Tant mieux. Après tout, je n’ai jamais eu l’occasion de parler. Mais vous devez en savoir déjà beaucoup, non ? N’avez-vous pas interrogé le docteur Drévillon ?

Vous voulez ma version…

J’ai grandi dans son laboratoire, plutôt rapidement d’ailleurs. En un an, le petit bébé était devenu un jeune homme. Je ne sais pas comment il a fait, je crois que j’ai une hypophyse modifiée. En tout cas, c’est venu assez vite.

Oui, Bernard Comte est venu me voir assez souvent. Il était plutôt affable envers moi mais ne restait jamais longtemps. Il s’isolait dans une pièce avec le docteur. Je pense qu’il voulait tout savoir de mon état de santé. Et puis il le payait. Combien ? Je ne sais pas mais il a dû vous le dire, non ?

 

6

A la base je ne devais pas parler. Les clones doivent être muets et idiots. Seuls des organes en bon état sont nécessaires. J’ai commencé à parler après six mois. Le docteur Drévillon m’a alors fait promettre de ne jamais ouvrir la bouche devant Comte. Mon père, oui. C’est bizarre, je le voyais ainsi. Je l’ai toujours vu ainsi.

Le docteur avait peur que mon père me déteste s’il me voyait parler. Je peux vous dire qu’il avait raison.

 

7

Je vivais dans un grand appartement. Comme ma croissance a été accéléré, j’avais besoin de nouveaux vêtements régulièrement. Mon père avait bien fait les choses. Il y avait une femme qui venait. Une grande femme blonde, très bien habillée. Elle venait, me demandait de me lever et prenait mes mesures. Non, je n’ai jamais parlé. Je n’ai jamais eu envie de me révolter. Pourquoi faire ?

 

8

Je peux vous dire comment les choses ont commencé. Un matin, le docteur est venu me voir et m’a dit qu’il allait m’endormir. Il a pris une seringue et m’a fait une injection. Je me suis endormi tout de suite. Quand je me suis réveillé, j’étais dans un lit avec une blouse blanche. J’avais mal derrière, dans le dos. J’ai senti comme un sparadrap.

Plus tard, le docteur m’a confié qu’il m’avait prélevé un rein pour sauver mon père. J’ai trouvé ça… En fait, je n’ai rien pensé. J’ai hoché la tête et j’ai pensé à autre chose.

 

9

Mais j’ai commencé à réfléchir. Mon père était plus âgé que moi. Et s’il avait besoin d’autres choses provenant de mon corps. Le docteur m’avait rassuré, je pouvais vivre très bien avec un seul rein. Mais un poumon ? Et s’il lui fallait autre chose ? Une jambe ?

Alors je lui en ai parlé. Là, le docteur est resté muet et m’a fait une piqure.

Comment ça ? Il dit autre chose ?

 

10

Je ne sais pourquoi il vous a avoué m’avoir tout raconté. Ça n’a pas de sens. Oui, il m’a dit que je ne vivrai pas longtemps. Que j’étais conçu pour le bien-être de Bernard Comte. Vous voulez savoir si je n’ai pas douté de ce qu’il me disait ? Non. Le docteur ne m’avait jamais menti.

Comte le tenait pour des histoires de trafic d’organes ? Je ne savais pas. Oui, comme vous dites, il a pu vouloir se servir de moi pour se libérer.

Si je suis en colère ? Non. Il aurait pu cependant me le dire.

 

11

Oui, je me suis enfui. C’était facile. Le docteur Drévillon ne s’est jamais douté que je l’observais, que je notais mentalement tous ses gestes. Et puis il était faible.

Oui, je l’ai agressé et je l’ai assommé. Puis j’ai pris les clefs et je suis sorti. Qu’avais-je en tête ? Raisonner Comte et le persuader de me laisser vivre.

Que voulez-vous ? J’avais des illusions.

 

12

Oui, ça a été facile de pénétrer chez lui. Je me suis même demandé si je n’étais pas attendu. Une drôle d’idée, n’est-ce pas.

En tout cas, il ne m’a pas écouté. Il a voulu appeler ses gardes du corps. J’ai eu peur. Je me suis jeté sur lui et je l’ai étranglé. Puis j’ai paniqué au moment où il s’étouffait. J’ai fouillé partout et trouvé un revolver. J’ai tiré sur lui quand il se relevait.

Il était trop tard quand ils sont arrivés.

Et maintenant que vais-je devenir ? La prison ?

 

Le destin du clone

Le capitaine Miller pose la tablette sur laquelle il vient d’achever le rapport d’interrogatoire relatif à l’assassinat de Bernard Comte. Il est convoqué dans une demi-heure dans le bureau du sous-directeur de la police métropolitaine, mais il sait ce qu’on va lui dire. L’affaire va être étouffée. Personne ne voulait voir l’histoire de ce clone conscient et intelligent étalé dans les journaux. Trop dangereux.

Qu’allait-il devenir d’ailleurs ? On a demandé de le reconduire à l’hôpital. Il peut encore servir. Et tant pis s’il parle. Qui va aller l’écouter ? Ce n’est pas un homme après tout. Au mieux une réserve d’organes.

Miller étouffe un rire. Il a refusé le boulot de taxi. À eux d’assumer leur saleté, pense-t-il. Ce soir, il va aller dans un bar de la coupole des Halles et va boire du whisky. Une bonne bouteille a priori. Il faut parfois de tels expédients pour supporter la douleur du monde, disait sa mère, qui a fini par mourir d’une cirrhose.

Vivement la retraite ! se dit Miller, qui va aller soigner la sienne de cirrhose en buvant un verre à la santé de ce pauvre clone ! Puis un deuxième. Et peut-être même une bouteille, il faudra bien ça pour que ça passe…

 été 2019

Sylvain Bonnet

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.