Mademoiselle Ogin

Au nom d’Ogin

Japon, fin du seizième siècle. Belle fille d’un grand maître de la cérémonie du thé, Ogin aspire à épouser Ukon, un seigneur chrétien, lui-même déjà marié. Préférant se consacrer à sa foi, ce dernier repousse les avances de la jeune femme. Ogin accepte alors d’offrir sa main à un riche marchand de la région de Sakai. Quelques années plus tard, alors que la pratique du christianisme est désormais proscrite dans tout le pays, Ukon revient vers Ogin pour lui avouer ses sentiments. Mais cette dernière pour retrouver celui qu’elle aime doit d’abord recouvrer sa liberté et surtout s’opposer au redoutable Hideyoshi, un des grands partisans des persécutions anti-chrétiennes.

Destinée à la crucifixion pour avoir éconduit le seigneur local, une jeune femme est transportée sur le palanquin de la souffrance par plusieurs gardes indifférents au sort de la victime. Un peu plus loin, deux autres jeunes femmes contemplent ce spectacle ignoble, l’une partagée entre effroi et résignation, l’autre impressionnée par l’aura digne dégagée par la condamnée.

Dernier long-métrage réalisé par Kinuyo Tanaka, Mademoiselle Ogin adapte le roman éponyme de Toko Kon. Une fois de plus, dans cette optique, elle s’entoure de prestigieux collaborateurs, à commencer par Masachige Narasawa, scénariste pour Kenji Mizoguchi (à qui l’on doit notamment le scénario du Héros sacrilège) et qui aura la lourde tâche de transposer le script original. Au casting, on retrouve Ineko Arima, à la carrière peu prolifique, découverte par Mikio Naruse dans Derniers chrysanthèmes  et Tatsuya Naradai qui partagera par la suite la vedette dans Sanjuro aux côtés de Toshiro Mifune puis tiendra le rôle principal d’Harakiri.

A l’image de La princesse errante, autre film d’époque en couleur mis en scène par Kinuyo Tanaka, Mademoiselle Ogin se pare de certains atours de la superproduction au cours d’une introduction dantesque spectaculaire. Afin de renforcer la puissance d’évocation de son mélodrame, la cinéaste inscrit son long-métrage dans un contexte historique bien singulier, celui du temps des persécutions des seigneurs nippons envers les chrétiens, inquiets aussi bien de l’impact de la religion sur les traditions nationales que sur l’économie locale et surtout leur autorité sur la population. Toujours à l’instar de La princesse errante, Mademoiselle Ogin place son héroïne au centre de machinations qui la dépassent et surtout qui broient peu à peu ses rêves. Pour Ogin, comment rester fidèle à ses convictions sans céder sous le poids de l’Histoire en marche ou abdiquer face aux contraintes du système patriarcal en place ? A cette question, Kinuyo Tanaka va répondre en épurant à l’extrême sa mise en scène et au passage clarifier les enjeux multiples à la lumière d’une histoire d’amour née sous le signe de l’ascétisme et de la dignité.

Ogin en effet, n’incarne pas seulement l’idéal féminin esquissé par Kinuyo Tanaka lors de ses précédents long-métrages. La réalisatrice est habituée depuis Lettre d’amour à brosser des portraits de femmes prisonnières d’un système inique dirigé par des hommes, capables de surmonter les obstacles en restant digne malgré les humiliations et d’accéder au bonheur tant convoité, si loin, si proche. Kinuyo Tanaka métamorphose ici Ogin en un ultime avatar féminin, ne condense pas seulement toutes les caractéristiques de ses personnages précédents mais fait mûrir son archétype dans un flamboyant final. Kinuyo Tanaka affine un peu plus sa mécanique, fluidifie sa mise en scène, redéfinissant certains traits caractéristiques de sa filmographie. Un processus déjà entrevu justement dans La princesse errante.

Si Kinuyo Tanaka humilie une fois encore son héroïne, elle se déleste des conversations orageuses de ses débuts au profit d’attitudes indifférentes ou de compliments policés à la limite de la condescendance qui blessent plus que les injures d’antan. L’homme en apparence n’a pas changé, il fuit ses responsabilités, se résigne face à l’adversité, cette fois ci en faveur d’une foi à même de justifier son manque de courage. Un courage qui anime en revanche une Ogin rayonnante, habitée par Ineko Arima, au moment d’un final bouleversant, mettant en exergue toutes les qualités perçues jusqu’alors chez Kinuyo Tanaka. De la cérémonie du thé au seppuku, la cinéaste transcende les préceptes de l’ascétisme évoqué précédemment et valorise au passage son discours philosophique derrière la nature mélodramatique de l’œuvre.

Avec Mademoiselle Ogin, Kinuyo Tanaka ne clôt pas seulement en beauté son passage derrière la caméra avec une ode lyrique maîtrisée de bout en bout. Elle égale par moments l’art des illustres maîtres de son temps d’Ozu à Naruse alors que l’héritage de Mizoguchi transpire à chaque scène de cette fresque passionnante.

 

Film japonais de Kinuyo Tanaka avec Ineko Arima, Tatsuya Naradai, Ganjirô Nakamura. Durée 1h42. 1963. Reprise le 16 février 2022

About François Verstraete

François VERSTRAETE, cinéphile et grand amateur de pop culture