Pour une danseuse, nouvelle noire

 

            – Philippe, va me chercher mes cigarettes et magne-toi le cul.

Le jeune homme hoche la tête, prend le billet dans la main de son père et s’éloigne. Il étouffe de colère après la baffe qu’il s’est prise il y a une heure. La raison ? Avoir osé dire non à son père dans une discussion politique. Son père ne supporte pas la contradiction. Alors il préfère gifler son fils plutôt que de parler. Le jeune homme s’est juré un jour de tuer son père. Le jeune homme sort dans la rue. Ce coin-là du dix-huitième sent un le café et la pisse. Le jeune homme marche, en slalomant entre les passants. Il a quatorze ans mais ressemble encore à un écolier.

Au bureau de tabac, il fait la queue pour acheter les clopes du paternel. Il pense à tout pour ne pas écouter les discussions sur les courses de canassons à Longchamp. Il n’a jamais aimé ces animaux, encore moins les courses. À un moment, il entend de la musique et tourne la tête. Devant le jukebox un peu rouillé se tient une jeune nana en minijupe et chemisier échancré. Elle danse sur de la musique disco. Le jeune homme en est bouche bée. Elle est brune, a une bouche pulpeuse et des joues rondes. Quand elle rouvre les yeux, il a l’impression d’avoir Gene Tierney en face de lui. Il a vu Laura il y a peu au cinéma de minuit. Tout bas pour ne pas réveiller le paternel qui cuvait dans sa chambre. Il est tombé amoureux de cette actrice morte bien avant sa naissance. Et là devant lui, une femme qui lui ressemble.

Le vendeur lui tapote l’épaule et lui demande ce qu’il veut. Il sort le billet et demande une cartouche de Dunhill. Le vendeur sourit, il a bien vu l’expression du gamin. Il lui donne les clopes tandis que le jeune homme ne lâche pas du regard la danseuse. Il avance vers elle et la regarde. Ce n’est pas seulement qu’elle est sexy, le jeune homme commence d’ailleurs doucement à bander en la regardant. Elle est vraiment belle, comme dans une photo en noir et blanc, comme celles que collectionnaient ses demi-frères avant qu’ils ne partent du domicile familial. Il la regarde, aimerait lui dire quelque chose mais n’ose pas. Les yeux rivés sur elle, il brûle de désir. Les seins de la fille pointent à travers son débardeur tandis qu’elle danse, d’abord pour elle, juste parce qu’à ce moment il n’y a rien de plus important. Le jeune homme rêve qu’elle lui apprenne à danser. Elle n’a pas conscience de sa présence. Il n’existe pas pour elle mais qu’importe aux yeux du jeune homme. Il se contente juste de l’admirer, de tomber amoureux pour quelques minutes.

Il est soudain tiré de sa rêverie en se faisant bousculer par un homme habillé en perfecto. La clope au bec, il prend la fille par le bras et l’entraîne avec lui, tandis que le juke box crache désormais de la musique punk. Le jeune homme se fait à nouveau bousculer.

            – Fais gaffe où tu mets les pieds toi, lui lance le type avec un regard noir. Puis il regarde la cartouche de clopes : c’est pour qui ? Ton paternel ?

Le type au perfecto, les joues grêlées par une mauvaise acné, lui balance :

            – Donne-les-moi p’tit con.

            – Claude, laisse-le, geint la starlette en devenir.

Il lui décoche une beigne. Le jeune homme va pour intervenir et le gars au perfecto l’attrape par le col. Le tenancier du bar arrive, la clope au bec. Grand et costaud, il a dû faire une des dernières guerres coloniales et les sépare.

            – Pas de ça chez moi, barre-toi le mac et laisse le môme tranquille.

Le gars au perfecto tourne casaque en tenant Gene Tierney par le bras. Celle-ci a un dernier regard pour le jeune homme avant de disparaître sous la pluie qui tombe. Le propriétaire du bar regarde le jeune homme.

            – Fais gaffe mon petit gars. La prochaine fois, il t’allume.    

            – Pourquoi vous ne lui avez pas dit de lâcher la fille ?

Un sourire se dessine sur le visage buriné du loufiat.

            – Parce qu’elle travaille pour lui. C’est une pute, tu vois ? Elle l’aurait suivi de toute manière. Rentre chez toi, petit gars.

Le jeune homme s’en va en écrasant une larme.

 

 

Miller ne se rappelle plus de l’épisode jusqu’à ce qu’il rentre un soir au commissariat, suivi de son collègue Patrick, pour trouver une équipe de condés en train de taper un carton avec un type chauve, lunettes noires. Le type a une voix un peu traînante marquée par le tabac et vingt kilos en plus mais Miller le reconnait instinctivement. Il a toujours les joues grêlées.

Miller approche après avoir fait signe à Patrick de ne pas l’attendre. Son partenaire, qui sait reconnaître quand son ami prépare un mauvais coup, reste dans le coin et va à la machine à café.

Miller dit au type aux lunettes noires :

            – Tu as des bonnes cartes ?

            – Je me débrouille, commissaire, je me débrouille.

Miller sourit.

            – Pas encore commissaire, je te prie. Juste lieutenant.

Les condés reconnaissent Miller, se lèvent et s’éloignent.

            – Revenez les gars ! fait le type aux lunettes noires.

            – Plus tard, Claude. On a du boulot là.

Miller, face à Claude, donc, se souvient.

            – Ils ont peur de vous les collègues. Vous jouez ?

Miller secoue la tête. L’autre fait mine de se lever mais Miller l’interrompt en lui prenant le bras.

            – Tu es avec nous, hein ? Depuis combien de temps ?

Un des condés dit de la cage à lapins  « quelques années » et se prend un « je t’ai pas sonné toi ! » assez grinçant de Miller.

            – Je sens comme de l’hostilité envers moi, lieutenant.

Miller sourit. Patrick lui fait des signes qu’il ignore.

            – T’as pas été mac toi, dans le temps ?

L’autre ne répond pas, Miller rapproche sa chaise de lui.

            – T’inquiètes ! C’est pas de l’hostilité, juste pour te rafraichir la mémoire.

Comme rasséréné, le type répond :

            – Il y a des filles qui travaillaient pour moi, oui. Toujours d’ailleurs.

            – Ça ne me choque pas, c’est vieux comme le monde.

Miller lui tend une clope que l’autre prend, prudent car ne sachant pas à qui il a réellement affaire.

            – Dans le temps, tu en avais une qui ressemblait à Gene Tierney.

            – Qui ?

Miller le fixe.

            – Arrête de faire ton mariole.

            – C’est possible, lieutenant. À l’époque, les mecs se branlaient encore sur Gene Tierney. Il en fallait pour tous les goûts. Je me rappelle effectivement d’une fille comme elle. Sacrément bien roulée d’ailleurs.

            – Je sais. Tu la faisais bosser dans le 18e.

Le type recrache sa fumée et tousse un coup. Ses joues, en plus d’être grêlées, se grisent un peu.

            – Ouh là ! Ça date. Oui je me rappelle d’elle. Vous avez été un de ses clients ?

Miller plisse les yeux et bougonne qu’il l’a juste vue danser. L’autre se met à rire.

            – C’est vrai, elle adorait danser devant un juke-box dans les bistros. Je n’avais rien contre parce qu’on la reluquait drôlement.

            – Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Le mac enlève ses lunettes, révélant des poches saillantes sous ses yeux.

            – Overdose.

            – Tu lui en procurais ?

            – Jamais. C’est très mauvais pour la marchandise, lieutenant.

Miller a un rictus. Puis se lève.

            – Ravi de t’avoir revu en tout cas.

            – Je ne me rappelle pas de vous, lieutenant.

Miller sourit.

            – J’étais plus jeune, normal.

Il va pour partir puis se retourne vers le type en train de fumer pour lui coller une droite au menton. Surpris, celui-ci part à la renverse. Miller lui balance trois coups de pied dans les côtes, puis un dans le ventre après que le type ait basculé sur le côté. Patrick est là et lui dit d’arrêter. Miller arrête et allume une clope.

            – T’aurais dû la laisser danser plus longtemps.

Puis il s’en va et sort du commissariat. Le passé est revenu, il lui faudra une longue promenade pour l’endormir à nouveau. Mais quand Miller repense à Gene Tierney en train de danser sur du disco, il sourit franchement.

fin 2019

 Sylvain Bonnet

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.