Un coeur de chanteuse

Après un coup d’œil à son pianiste – qui avait un vague air de Bud Powell, Diana mit un terme à Yesterday en se cassant le buste vers le public du club Nova. Sa peau noire perlée de sueur indiquait l’effort qu’elle devait fournir pour garder le feeling malgré les nausées qui lui chahutaient la tête et les tripes. Elle salua son public, puis esquissa un geste de la main en direction d’un groupe de touristes américains coincé au fond. Toujours être aimable avec les compatriotes de passage…

Alors qu’elle balayait la salle en panoramique son regard accrocha le visage massif de Roberto Rios accoudé au zinc. « Merde, qu’est-ce qu’il  est venu foutre ici ? » se confia-t-elle mentalement. Puis, masquée derrière un sourire de commande, elle gagna les coulisses exigües où elle pouvait se changer dans une intimité relative. Elle contempla son ventre dans la glace murale et dut enfin admettre qu’une grossesse de trois mois commençait à faire désordre côté look jazzy.  Il va être temps que je fasse autre chose pendant quelques mois, se dit-elle. On frappa à la porte. Diana n’eut même pas le temps de dire « entrez » que Roberto Rios s’installait en face d’elle.

            – Même enceinte, tu es toujours aussi belle, hein chica ?

Sa présence renforça sa nausée. Rios sentait la clope et la bière.

            – Qu’est-ce que tu veux Roberto ? Pourquoi es-tu à Paris ?

Il rit. Puis lâcha quelques belles phrases sur le charme de la ville lumière. Diana n’écoutait pas.

            – Tu n’as pas oublié William, ma belle ?

A ce nom, qu’elle attendait malgré elle, Diana se figea et le passé resurgit.

 

2

Diana était née et avait grandi à Baltimore, près du quartier des tours. Elle était la petite sœur de William, dit Big Bill. Tous les deux avaient grandi dans une cité en partie fui par les blancs et touché par la désindustrialisation, avec des parents vivant des aides sociales. William avait arrêté le lycée à quinze ans, trouvant que le deal était plus intéressant pécuniairement que d’apprendre le monde des blancs. Diana avait quant à elle continué d’aller à l’école tout en s’ennuyant fortement. Très belle, le visage éclairé par un sourire toujours rayonnant, avec un grain de beauté sur la joue gauche, Diana plaisait beaucoup à la gent masculine. Elle connut son premier gars à seize ans et fut obligé d’avorter ensuite. Elle comprit aussitôt qu’il fallait se méfier des mecs du quartier, qui ne pensaient qu’à coucher en se moquant complètement des conséquences. Big Bill lui paya un petit séjour en clinique pour se reposer. À son retour, il lui dit :

            – T’inquiètes pas, petite sœur, je serai toujours avec toi.

Elle sourit. Ça l’inquiétait justement. Diana avait compris que Baltimore et les tours était une prison à ciel ouvert pour elle. Et il lui faudrait trouver une solution pour s’en sortir.

 

 

Elle fit la connaissance dans un bar d’un saxo alto moustachu nommé Charlie qui appartenait à un groupe spécialisé dans le Be Bop. Diana appréciait leur musique, tellement différente du gangsta rap qu’elle entendait gicler des ghetto blasters. Elle venait dès qu’elle pouvait les écouter. Elle travaillait dans une épicerie, avant que les cours ne reprennent. Elle faisait de son mieux pour échapper aux mains baladeuses du patron. La musique était son échappatoire d’un quotidien déjà gris.

Un soir, Charlie la remarqua et lui paya un verre.

            – Tu es mignonne, tu me fais penser à une des femmes de Miles Davis, Betty, fit-il en lui caressant la main.

Elle retira la sienne.

            – Farouche, hein ?

            – Comment fait-on pour devenir musicienne ?

Charlie but une gorgée de son whisky et prit son temps avant de répondre.

            – Tu as quel âge ? 17 ?

Elle fit oui de la tête.

            – C’est tard pour apprendre un instrument. Tu chantes ?

            – J’ai fait de la chorale à l’école.

Il sourit.

– Ça va être dur, très dur.

            – Qui peut m’apprendre à chanter ?

Il éclata de rire. Avant de lâcher une adresse.

            – Va chez Angie. Elle te dira si ça vaut le coup.

 

 

Angie habitait dans une maison grise. Elle la fit s’asseoir et lui demanda de faire quelques exercices vocaux. Angie fronça un moment les sourcils lorsque Diana monta dans les aigus. Puis lui demanda de chanter quelque chose.

            – Vous voulez que je chante quoi ?

Angie la regarda avec des yeux ronds. Elle avait l’air de ces femmes qui ont vu beaucoup, beaucoup trop. Elle soupira.

            – Ce que tu veux, baby, mais va falloir que tu assures.

Diana respira et commença Young, gifted et black, à la manière de Nina Simone. Puis Yesterday des Beatles, apprise à l’école celle-là. Angie tapait sur le rebord de son bureau.

            – Il va falloir que tu apprennes la mesure. Et le rythme. Tu fais trop de fausses notes, baby. Mais j’aime une chose : tu mets de l’intensité. Tu sors tes tripes, même si tu as besoin de policer tout ça. Si tu veux devenir chanteuse, il va falloir bosser, beaucoup bosser.

Diana la regarda sans dire un mot.

            – Tu me fais perdre mon temps. Pour y arriver, il va te falloir des leçons. Tu as du fric ?

Elle pensa à William et dit que oui.

 

3

Au bout du compte, Diana apprit grâce au fric des junkies à devenir une chanteuse de jazz, une consœur de Nina Simone et Ella Fitzgerald, avec l’aide de la féroce Angie. Charlie se mit à passer de temps en temps aux séances où la jeune fille progressait sous la férule exigeante d’Angie. Au bout de plusieurs mois, il l’invita à passer le soir suivant à une répétition de son groupe. Diana accepta et eut raison : les musiciens l’adoptèrent de facto.

Elle chanta, serrée dans une robe de soirée offerte par Charlie, pour son premier concert dans un club select du centre-ville. Le public, des blancs majoritairement, applaudirent la prestation du groupe et la sienne bien sûr. Elle avait cherché dans l’assistance le visage de Big Bill, en vain.

À la fin du concert, elle regagna sa loge et fut accosté par un type au visage massif.

            – Je suis Roberto Rios, j’adore ta voix ma belle.

Elle sourit, un peu surprise par ce type. Son costume de cadre de wall street cachait mal son embonpoint. Le business nourrissait bien Rios.

            – William n’a pas pu venir. Un empêchement. T’inquiètes, ma belle, il aura toujours un œil sur sa petite sœur.

Rios disparut. Dans la loge, elle fut accueillie par les policiers. Big Bill était inculpé pour meurtre et trafic en bande organisé. Lorsqu’elle voulut aller le voir en prison, il refusa.

            – Ta vie n’est pas ici, frangine, lui dit-il la dernière fois avant de raccrocher.

 

4

Jusqu’à cette soirée au club Nova de Paris, on peut dire que la vie fut belle pour Diana qui enregistra et participa à de nombreux disques, s’échappant donc de Baltimore et de son quartier pour drogués. Elle fit même des chœurs pour Sonny Rollins et John Scofield au cours d’une tournée au Japon. Elle ne devint pas riche, le jazz ne rapportant pas assez, mais réussit tout de même à se faire un nom dans le circuit. Et puis il y avait l’Europe. Là-bas, les musiciens américains étaient respectés. Encore plus s’ils étaient noirs. Diana s’installa à Paris.

Elle y rencontra un type bizarre, plus fan de soul que de jazz, un flic nommé Miller. Il la séduisit avec son regard bleu vert et ses histoires qui ne faisaient rire que lui. Miller vivait dans une Amérique imaginaire, celle de Michael Mann et de Samuel Fuller, avec en fond « What’going’on » de Marvin Gaye. Pour lui, elle jouait des standards de Donny Hathaway, comme « the ghetto ».

            -Tu chantes avec ton cœur, et aussi avec celui des autres que tu as laissé chez toi, lui dit-il un jour. Ne change rien.

Mais Miller la quitta et, comme les petits gars de Baltimore, lui laissa un souvenir dans le ventre, qu’elle choisit cette fois de garder.

Et la voilà dans un taxi, avec ses nausées et Roberto Rios, en route pour voir un dealer de frère qu’elle n’avait jamais complètement oublié…

 

5

Roberto fit entrer Diana dans un vieil entrepôt désaffecté où son frère et ses gardes du corps dégustait un big mac. Big Bill, qui avait beaucoup grossi malgré son survêtement ample, ressemblait avec toutes ses bagues à un rappeur de Compton. Il se leva, sourire aux lèvres, embrassa sa sœur encore en tenue de chanteuse. Ils bavardèrent un peu, de tout et de rien, comme de vieux parents qui se connaissaient par cœur malgré des années de séparation.

             – Big Bill, ça fait plaisir de te voir. Mais pourquoi es-tu venu à Paris ?

Il dodelina de la tête.

            – J’ai eu envie de voyager et de te revoir,frangine.

            – Arrête tes conneries, tu n’es jamais sorti des États-Unis.

Il rigola.

            – J’avais besoin de me mettre au vert. Alors je suis parti en Europe et je me suis dit que j’allais passer voir ma vieille copine Diana.

            – Des ennuis ?

Il allait lui expliquer les grandes lignes d’un conflit de gangs quand des rafales de mitraillettes déchirèrent l’atmosphère. Les gardes du corps, Diana et Big Bill s’effondrèrent foudroyés. Roberto Rios vint voir les corps, hocha la tête et s’éclipsa, avec vingt mille dollars dans les poches, les trente deniers de sa trahison. Le silence s’abattit sur la réunion de famille.

 

6

La criminelle arriva sur la scène de crime quelques heures après. L’identité judiciaire cherchait les douilles et les flashs crépitaient. L’enquêteur, Raymond Soulier, inspecta les cadavres. Celui de Big Bill en imposait par sa panse. Diana, elle, restait magnifique dans la mort.

            – Un gros trafiquant de drogue, les américains nous ont transmis sa fiche, lança-t-il à son collègue. Et là, c’est sa sœur, une chanteuse apparemment. Tu la connais, Miller ?

Lunettes noires sur le nez, Philippe Miller se pencha vers la morte et lui ferma les yeux.

 

Sylvain Bonnet

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.