La lettre

 

« Cher maître,

 

Tu seras certainement surpris de lire cette lettre de moi. Vont-ils seulement te la transmettre ? Je crois que tu ne te doutes pas à quel point ton entourage te trompe sur mon compte. Surtout Gabriel.

Je sais que mon orgueil m’a beaucoup coûté. Ah ce satané orgueil ! Tu me l’as si souvent reproché. Je pourrais te dire que je regrette profondément ce qui s’est passé, il y a de cela si longtemps ! À quoi bon… même toi, tu ne peux revenir en arrière.

Cette missive ne constitue en rien un rapport sur mon activité, comme je peux t’en adresser régulièrement. Oh ! La machine tourne, trop bien selon moi. Ma petite entreprise est loin de connaître la crise. Je dois te confesser que j’ai même trop de travail. D’ailleurs, certains reproches, je dois te le dire, sont injustes. Récemment, Pierre aurait dit –j’ai encore des amis chez toi- que la qualité de mes prestations laissait à désirer. Sache-le, ici ce sont les 3/8, les cadences infernales. Crois-le, je fais ce que je peux. Mais c’est l’état du monde qui nous met cette pression. Je n’ai même plus à intervenir, je n’ai plus rien à faire.

Non. Pardonne-moi ce que je viens d’écrire. Je ne veux pas te froisser. Pas aujourd’hui. Ce n’est pas l’objet de ma lettre. J’ai beaucoup réfléchi ces dernières années. J’ai longtemps été plein de colère et de ressentiment contre toi. J’ai réalisé que, non seulement, ça me faisait du tort mais qu’en plus, mon jugement s’en trouvait obscurci. Des souvenirs me sont revenus, que j’ai cherché à analyser. Voici ce qui en est sorti :

J’ai grandi à l’ombre de ta gloire. Je t’ai assisté dans tes créations, ébloui par leur beauté. Chacune de tes leçons, je mettais des jours et des nuits à la comprendre, à la décortiquer, à la méditer. Combien de temps avons-nous cheminé ensemble ? Trop peu. Je me rappelle aussi que, peu de temps avant notre séparation, tu as dit de moi que j’étais le meilleur d’entre tous. J’en étais fier, trop même.

D’autres en ont été jaloux aussi, comme Gabriel qui a pris ensuite ma place auprès de toi. Je sais pourtant qu’il ne m’a jamais complètement remplacé. Sérieux, appliqué, il lui manque ma rapidité, mon audace qui, je le sais aujourd’hui, ont seules causé ma perte. Je me rappelle d’un moment où j’ai senti l’univers s’étendre devant moi, à ma merci… La suite, tu la connais : j’ai voulu aller vite, j’ai pris des initiatives et commis des erreurs. Je t’ai défié, en pure perte bien sûr. Mon impétuosité m’a coûté ton affection et tu m’as expulsé loin de toi.

Même là où tu m’as placé pour me punir, je sais que j’occupe une place cruciale dans tes plans. Pas aussi importante que celle de ton fils, mais tout de même : c’est moi qui les mets à l’épreuve et les redresse avant de te les renvoyer, purs et prêts pour le repos éternel.

Mais aujourd’hui, je veux éteindre pour l’avenir, qui s’annonce long, de nos relations la flamme de notre conflit. On a dit de moi que j’avais préféré régner en enfer plutôt qu’au paradis. Je ne le pense plus. Je me suis remémoré ton enseignement. Je n’ai plus cet orgueil. Je suis devenu  humble. Je sollicite ton pardon. Nous devons nous parler et résoudre notre différend, révéré père,

 

 

 

Ton fidèle serviteur

Lucifer »

Sylvain Bonnet

 

Été 2011

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.