1
– Je n’ai pas du tout envie que tu m’embrasses.
– Pourquoi ?
– Je t’ai dit pourquoi. Depuis des semaines, je suis sous pression. Mon épouse me déteste, ma copine me jette, mon psy couche avec ma sœur… sans compter que j’ai perdu mon canard, que j’ai mal au ventre. Et je vais sûrement perdre mon boulot vu mon absentéisme chronique : je n’ai pas du tout envie d’être embrassé, voilà !
– C’est tout ?
– Comment c’est tout ?
Elle sourit.
– Mon petit Bernard, je trouve que tu dramatises un petit peu. Et ton numéro de victimisation ne marche pas avec moi.
J’éclatai de rire. Avant de la voir défaire son chignon.
– Tu es une drôle de fille.
Elle m’enlaça.
– Et toi un ours mal léché.
Cette fois-ci, je me laissai embrasser. Ses lèvres avaient le goût du miel. Deux jours plus tard, elle avait disparue.
2
Six mois auparavant, après une énième dispute, celle de trop, avec ma femme, j’avais quitté le domicile conjugal. Au début, j’avais emménagé chez ma maîtresse, Déborah. Mais si une femme peut être une bonne amante, cela ne fait pas d’elle la partenaire idéale d’une vie à deux, loin de là. D’un commun accord, je partis et trouvais rapidement un meublé dans le 13e arrondissement, près de la nouvelle ZAC de Paris rive gauche.
– Comment tu vas faire ? Tu n’as jamais vécu seul, me disait ma sœur.
– Ce sera très bien et ça me fera un bien fou. J’ai besoin de me retrouver seul, face à moi-même. Ne sois pas inquiète.
Vœu pieux. Enfermé le soir entre quatre murs à parler dans le vide, je déprimai. Quand je retrouvai Déborah, ça n’allait pas mieux. Parce qu’on n’avait rien à se dire, hormis des banalités. Côté sexe, c’était aussi de moins en moins l’extase. Disons-le clairement, j’avais la tête ailleurs. Et les mises en demeure envoyées par ma femme n’arrangeaient rien.
Puis au bureau, mon chef m’annonça un matin l’arrivée d’une nouvelle secrétaire.
– Tant mieux, dis-je. Nelly ne valait pas un clou.
– On sait ce qu’on perd mais pas ce qu’on gagne, mon petit Bernard. Elle arrive dans cinq minutes pour un entretien.
Je soupirai.
– La plaie…
On toqua à la porte qui s’ouvrit, révélant une brune aux cheveux longs, tailleur et talons, plutôt pas mal à vrai dire. La peau mate, type arabe, c’était une quadragénaire dans une forme éclatante. Elle sourit tranquillement, avec une expression narquoise, celle des femmes habituées à plaire.
– Je viens pour l’entretien.
Nous lui serrâmes la main chacun à notre tour et ce fut ainsi que Yasmine entra dans ma vie.
3
– Donc vous couchiez avec votre secrétaire ?
Je soupirai. Ça faisait une heure que j’étais là, enfermé dans un bureau du commissariat à discuter avec un olibrius chauve qui semblait avoir un tic tellement il grimaçait. Sa manière à lui de sourire. Son but était simple : découvrir pourquoi ma secrétaire avait disparu.
– Est-ce un crime ?
Il ricana.
– Bien sûr que non. Mais comprenez ma curiosité : c’est mon job de découvrir la vérité. Coûte que coûte.
Il m’agaçait. Comment s’appelait-il déjà ? Miller : je n’avais jamais eu confiance dans les alsaciens.
– Vous avez quitté votre femme, je crois ?
Je détestai son ton doucereux et inquisitorial.
– C’était avant que je rencontre ma secrétaire.
Il jeta son stylo sur le bureau en souriant.
– J’avais compris, Bernard. Ça ne vous dérange pas que je vous appelle Bernard ? En fait, cette histoire me déconcerte.
Je dus lui jeter un regard incrédule.
– Pourquoi ?
– Parce que vous devriez être le coupable. Mais ce n’est pas vous.
Il fit une pause, ne me quittant pas des yeux, avant d’ajouter :
– Et ce n’est pas un homicide.
– Comment le savez-vous ?
Du doigt, il me montra son nez.
– Alors, elle va peut peut-être revenir ?
Miller fit la moue.
– Je serai à votre place, je n’espérerais pas trop…
4
Au début, je la morigénai sans cesse. Je n’ai jamais eu de bonnes relations avec mes secrétaires. Soit je tombai sur des hystériques, soit sur des ravissantes idiotes passant leur temps à minauder. Je me rendis vite compte que Yasmine était d’un autre niveau. Elle comprenait vite, savait se montrer discrète, préparait bien les dossiers dont nous avions besoin pour nos réunions. Mon chef me le fit remarquer un jour :
– On a trouvé la perle rare. Alors fais un effort.
– Comment ça ?
Il pointa le doigt vers moi.
– Traite-la mieux.
Ce que je fis au bout d’un moment, contre mauvaise fortune bon cœur.
Un matin, ma femme m’appela. Ce fut comme d’habitude : des insultes relatives à mon comportement passé envers elle – elle estimait que je l’avais trop rabaissé – et des menaces quant à la pension qu’elle allait demander. Je raccrochai sèchement. Quand je tournai la tête, elle était là, un dossier, un dossier à la main.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Le dossier Kléber, fit-elle en me le tendant.
Je soupirai.
– Vous voulez un conseil ?
– Comment ça ? Répondis-je les yeux fermés.
– Sortez faire un tour et allez respirer un bon coup.
Je levai la tête.
– De quoi vous vous mêlez ?
Elle sourit.
– Vous n’êtes pas le seul à subir un divorce. Je connais. On est tous des victimes de la théorie du chaos.
Elle sortit et me laissa interloqué. Sans le savoir, je venais de bifurquer et de prendre un chemin qui allait me mener à l’embrasser.
5
– Vous êtes sûr ?
Miller répondit aussitôt :
– On a retrouvé son corps dans une voiture, une C3, près de Montargis.
– C’est la sienne.
J’avais froid et mal au ventre.
– Oui, on a vérifié, répondit-il. Aucune trace de lutte. Pas d’empreintes autres que les siennes. On fait l’autopsie et je vous rappelle.
Je hochai la tête machinalement et coupai la communication.
6
Elle avait beaucoup d’humour, je m’en rendis compte dès nos premières conversations. Tous les matins, elle venait s’installer dans mon bureau vers huit heures et quart, parfois vingt, et restait à discuter une trentaine de minutes. D’elle, de moi, pas du tout du boulot. Quoique plus jeune que moi, elle avait pas mal roulé sa bosse dans l’administration avant de venir ici. Elle m’amenait souvent un exemplaire du journal Le Monde rien que pour me titiller. Et je lui lançai plein de dédain simulé :
– Je ne lis pas la presse gauchiste, vous savez.
– Pourtant, c’est pas mal. Et ça vous ferait penser à autre chose. Tu ne crois pas qu’on devrait se tutoyer ?
Machine infernale que le tutoiement. Ça signifie une proximité, une connivence, une intimité naissante. Quelque chose de dangereux dans un rapport hiérarchique et pourtant je me laissai faire. Là ce fut mon chef qui me le reprocha.
– Il faut garder de la distance avec les subordonnés. Tu le sais, Bernard. C’est inhérent à notre position.
– T’inquiète, je maîtrise.
Maîtrise. Je me mis quand même à me poser des questions lorsque mon psy – celui qui couche avec ma sœur – me dit :
– A chaque séance, vous parlez de Yasmine pendant dix minutes. Plus que de votre femme ou de votre maîtresse.
– Ça ne veut rien dire, je vous l’ai déjà dit.
Je ne le voyais pas mais je savais qu’il souriait.
– Bien sûr. Suis-je l’intermédiaire par lequel vous vouliez vous faire passer un message ?
C’était trois jours avant que je ne perde mon journal, le point, dans le métro. Cela me mit dans une rage folle. Trois jours avant qu’elle ne m’embrasse, que je lui fasse l’amour. Six jours avant qu’elle ne disparaisse pour de bon.
7
– Vous ne saviez pas qu’elle était mourante ?
Je secouai la tête. Miller m’avait emmené voir le corps à la morgue. Son corps bronzé était en train de virer pâle et rosâtre, un peu comme un coquillage séché. Les yeux fermés, elle semblait encore prête à m’écouter.
– Non.
Il alluma une cigarette.
– Leucémie. Il lui restait quelques semaines avant d’y passer. Selon l’autopsie, elle a avalé des barbituriques et voilà. Triste. J’ai appelé sa fille pour la prévenir. Visiblement, elle n’était pas très proche de sa mère. La famille, c’est l’enfer.
Je l’écoutais à peine. Il sembla s’en rendre compte.
– Vous étiez accro et vous ne vouliez pas le savoir. Je vais vous ramener. Mais ne restez pas seul ce soir.
Je n’ai pleuré qu’une fois seul.
8
Elle m’avait écrit. Grâce à l’excellence de la Poste, la lettre arriva avec une semaine de retard. Cela ne m’aida pas particulièrement en la lisant :
« Mon petit Bernard,
Il y a des gens qu’on rencontre dans la vie dont on se dit : pourquoi cela arrive maintenant ? Tu en fais partie. L’ours mal léché cache quelqu’un de précieux mais de trop exigeant envers lui-même et les autres. Dommage.
De là où je serai, je te surveillerai. De peur que tu fasses une bêtise. Tu m’en voudras certainement d’être partie ainsi mais j’ai voulu être de ma vie jusqu’à la fin. Et si je t’en avais parlé, je ne suis pas sûre que je serai allée jusqu’au bout.
Ne t’inquiète pas, Je serai toujours là. »
Dehors la nuit recouvrait la ville et il pleuvait. Ce n’est que plus tard que je sus l’importance de cette nuit. Tout changea ensuite : boulot, vie personnelle. Mais il fallut d’abord passer cette nuit et le vide de son absence. Je marchais le long d’un quai près de la Seine, laissant la mélancolie me submerger.
Car la nuit du dehors recouvrait également Yasmine. Définitivement. Le reste n’était qu’accessoire de littérature et politique sournoise de la vie.
Sylvain Bonnet
Fin 2011