Un peu de sel s’il vous plaît?

– Tu veux voir les étoiles dans le ciel ?

Je levai la tête et dis :

            – Oui papa.

C’était dans un parc en plein été. Mon père était ce jour-là de très bonne humeur : c’était son jour de garde. Il avait bien l’intention de passer un bon moment avec moi. Aussi il m’emmena au planétarium. Alors que l’obscurité avait envahi l’endroit où nous nous trouvions, que je commençais à sentir la peur m’envahir, il posa la main sur mon épaule :

            – Tu les vois maintenant ?

            – Oui !

Mon père me sourit. Il ajusta la lunette du télescope pour qu’elle soit à ma hauteur et que je puisse voir la voûte céleste de plus près.

            – C’est magnifique papa !

Il se rapprocha de moi, m’imprégnant d’aftershave et de son odeur de transpiration, pour me dire à l’oreille :

            – Travaille à l’école et un jour tu pourras aller les voir en vrai.

            – C’est vrai ?

Mon père hocha la tête.

            – Bien sûr, il faudra travailler dur mais pourquoi pas ? Pourquoi n’y arriverais-tu pas ?

Il passa la main dans mes cheveux et s’alluma une cigarette. Je regardai à nouveau à travers la lunette du télescope quand je l’entendis dire :

            – Qui sait ce qui nous attend là-bas ?

Ce fut ce jour-là que je décidai de devenir astronaute.

 

Je ne sais pas ce qui m’est arrivé et personne ne le sait encore exactement. Par contre je sais que je ne guérirai pas, quoi qu’en dise Ellison. Ils me gardent enfermé dans une cellule pour m’étudier. C’est très humiliant d’être devenu leur cobaye, de subir leurs examens. Cependant, après les dégâts que j’ai faits, je peux les comprendre. J’accepte même qu’ils m’aient déclaré mort lors de la conférence de presse qui a suivi mon retour sur Terre.

Parce que je ne suis plus le même.

 

Six mois auparavant, lors du lancement de ma fusée, j’étais heureux d’avoir tenu ma promesse d’enfant. J’étais heureux, je pensais à mon père et à tout le chemin parcouru.

À l’école primaire, je m’étais fait remarquer par mes exposés en science et en astronomie. Il en fut de même au collège et au lycée. Les meilleures notes possibles en mathématiques et en physique. Avec toujours la même idée en tête : aller là-haut. Par contre, ne jamais en parler : hors de question qu’on se moque de moi. Pour mes camarades, je n’étais qu’un geek, toujours  à lire des revues scientifiques ou des comics, pas un moment pour des trucs de mon âge comme me défoncer ou draguer des filles. Quand ils me cherchaient, ils me trouvaient et j’avais souvent le dessus : je bossais dur pour être le meilleur en tout. Jamais je n’écoutais les professeurs qui me disaient :

            – Lâche-toi un peu sinon tu vas craquer.

Ils ne pouvaient pas comprendre : il n’était pas possible pour moi de lâcher quoi que ce soit. Je savais que j’irais jusqu’au bout.

À la fac, j’avais travaillé dur, je m’étais accroché et étais devenu finalement pilote tout en développant sans cesse mes compétences scientifiques, au détriment de toute vie personnelle. Puis je posai ma candidature pour intégrer le programme spatial. Je subis alors toute une série de tests d’aptitudes, tant physiques, scientifiques que psychologiques. Un mois plus tard, j’appris qu’ils m’avaient choisi.

Après ce fut l’entraînement, les simulations. J’encaissai, je me dévouais corps et âme pour réaliser mon rêve : aller là-haut dans l’espace. J’attendais mon tour et regardais la liste des sélectionnés au moment de chaque lancement. Mes collègues, ceux-là même avec qui je partageais mes journées, ne savaient pas à quel point je les enviais. Et je peux l’avouer : il y a eu des exercices où j’ai été tenté par le meurtre : n’aurait-ce été pas la façon la plus simple d’accélérer le processus de ma désignation ?

Le 24 novembre, ce fut mon tour. Un mois plus tard, nous décollâmes, mon coéquipier Lance Archer et moi, sans aucun problème.

Notre mission était simple : nous devions effectuer un tour complet de la lune, puis nous préparer à observer le passage d’un météorite, de taille suffisante pour ramener l’humanité à l’âge de pierre. Il était cependant complètement inoffensif car sa trajectoire l’emmenait dans une direction opposée à notre planète. « Un parfait sujet d’études », nous avait-on dit. Mes camarades me jalousaient : pour eux, ce vol était un tremplin qui m’était offert, et j’en étais parfaitement conscient moi aussi. Nous avions tous en tête de participer aux vols habités en direction de la planète rouge…

Au début, tout se passa bien. La mise en orbite fut rapide et la manœuvre facile à effectuer : nous l’avions répétée au moins une centaine de fois lors des simulations au sol. Il m’avait été attribué le technicien idéal. Précis, calme, distant, Lance était un pur produit du programme spatial. Il parlait peu et cela me convenait parfaitement. Nous avions un boulot à faire et nous voulions le faire bien, en vrais professionnels.

Ce n’est pourtant pas sans émotion que je vis à un moment la Terre s’effacer derrière son satellite. Privé de la vue de ma planète, j’avais l’impression d’être désormais complètement livré à moi-même.

Brusquement, ce fut l’alerte. Lance, en bon technicien, prépara un diagnostic de la panne qui prit presque une heure. Il avait, pour la première fois, un regard inquiet quand il revint me voir dans la cabine de pilotage.

            – Sois franc, dis-moi dans quelle merde nous sommes.

– Ce sont les fusées de manœuvre, dit-il. Quelque chose s’est bloqué à un moment.

Je compris de suite.

            – Et quelqu’un doit sortir pour effectuer la réparation pas vrai ?

Il acquiesça.

            – J’y vais.

 

            – Comprenez bien que nous ne vous tenons aucunement responsable de ce qui s’est passé, m’assure le docteur Ellison, caché derrière la vitre.

Je me tiens le ventre en proie à une douleur que je ne peux calmer.

            – Vous n’êtes plus tout à fait maître de vos actes, je le sais bien.

Les larmes coulent le long de mes joues. Malgré moi car je fais tout mon possible pour rester digne devant eux.

            – Quelle heure est-il ?

Ellison regarde sa montre puis me dit :

            – Six heures, vous avez encore une heure à patienter avant votre repas.

 

Je n’eus aucun mal à effectuer la réparation : on nous avait également préparés à ce type d’opérations lors de notre entraînement. Par contre, j’étais furieux contre les mécanos d’en bas : il était clair qu’ils avaient mal fait leur boulot.

            – Il va être temps de rentrer. Le météore arrive.

            – Ok Lance.

Je m’aidai de mes semelles magnétiques et me déplaçai, lentement, sur la coque. Au-dessous de moi, il y avait la lune et ses cratères béants. J’arrivai au sas. Tapai le code d’entrée. Attendis qu’il se déverrouille.

Rien ne se passait.

            – Grouille-toi Lance.

Des grésillements comme réponse, puis :

            – Le sas est bloqué !

Et les grésillements reprirent. Je soupirai. Et attendis en bon professionnel, sans paniquer…

J’étais encore dehors lorsque le météore passa. Je vis une ombre se dessiner sur la coque qui me fit me retourner : je crois que je n’oublierai jamais ce spectacle. Il s’agissait d’une masse rocheuse de plusieurs kilomètres de diamètre, énorme à l’œil nu, qui fonçait tranquillement, silencieusement. Majestueuse, elle passa juste à proximité de notre fusée –Lance fut seul à la barre et réussit à nous maintenir en orbite régulière. Mon cœur s’accéléra. Il y eut des faisceaux de lumière sur son passage qui engendrèrent des jets de couleur – certaines inconnues du spectre habituel – qui rejaillirent dans notre direction. Je sentis peu à peu une certaine chaleur m’envelopper avant que je ne perde connaissance.

 

Je ne connais pas les détails. Le docteur Ellison m’a dit, d’après ses analyses et les relevés effectués sur ma combinaison, que j’avais été soumis à une forte dose de radiations. J’aurais dû mourir selon toute probabilité. Mais pour une raison inconnue de lui – ce qui le contrarie et le fascine aussi -, j’ai survécu. Différent.

Je peux vous dire que j’aurais préféré ne pas en réchapper.

 

 

Quand je rouvris les yeux, je ne savais plus où j’étais.

– Ça va ? me demanda Lance à mon réveil.

Je l’entendis à peine. Je me sentais complètement épuisé. Vidé comme après avoir couru le marathon. Fébrile, je portais la main à mon front. J’étais brûlant. Ma main retomba aussitôt tandis que je regardais Lance.

            – Qu’est-ce qui m’est arrivé ? réussis-je à articuler.

Lance était en train de me prendre la tension.

            – Je ne sais pas. Tu étais dehors lors du passage du météore. Tu te rappelles ?

Je fermai les yeux. Ouvris la bouche.

            – Tu es très faible, me dit-il visiblement gêné. N’essaie pas de parler…

            – Qu’est-ce qui m’est arrivé là-haut ?

Il haussa les épaules après s’être relevé.

            – C’est impossible à analyser : tous les instruments se sont affolés, répondit-il en éludant. Je n’avais jamais vu ça auparavant.

Je grimaçai. Jamais mon ventre ne m’avait fait aussi mal.

            – Attends, je vais te chercher un antidouleur, dit-il en me tournant le dos.

            – J’ai mal… dis-je dans un râle. Puis un spasme violent me plia en deux. La douleur brûlait mon estomac et s’embrasa pour remonter dans l’œsophage jusque dans ma bouche. Cela me fit entrer en convulsions. 

Le reste, je le découvris par la vidéo que me montra Ellison :

Lance revint vers moi. Il parut surpris.

            – Attends, ne te lève pas dans ton état… Pourquoi tu me regardes comme ça ?

Je criai. Puis ce dut être son tour.

 

 

Le docteur Ellison pense que je me sens coupable de ce qui s’est passé. Il est vrai que je regrette profondément pour Lance. C’était un très bon technicien, un bon élément pour le programme spatial. Quelqu’un de difficile à remplacer. Quant aux autres… je ne les connaissais pas.

Mais je ne peux pas me contrôler. Je sais que je recommencerai sans hésiter.

 

La porte s’ouvrit, deux gardes casqués et armés arrivèrent, me tenant en joue. Un homme au visage émacié, le regard perçant, les accompagnait. Il était vêtu d’une blouse blanche, qui cachait mal sa maigreur, et tenait ses mains derrière son dos.

            – Je suis le docteur Ellison, service médical du programme spatial. Comment vous sentez-vous ?

Je voulus bouger mais les gardes me firent signe de ne pas faire un geste.

            – Vous comprenez bien que nous devons prendre certaines précautions, vu ce qui vient de se passer….

Je levai la tête vers lui, ahuri :

– Vous ne vous souvenez de rien ?

            – Non. J’étais dans la fusée et…

Je secouai la tête. Ellison me fixait. Après un moment, je dis :

            – Où est Lance ?

            – Il est mort. Ainsi que la moitié de l’équipe qui a pénétré dans la fusée après l’atterrissage. Soit quatre personnes au total.

Je grognai.

            – Mon dieu…

            – Vous avez été très difficile à maîtriser.

Je le fixai, effrayé. Et en même je regardai son corps, ses mains, son torse. Je le regardais bouger et je sentais monter en moi une envie que je n’avais encore jamais éprouvée. Il reprit :

            – Vous ne fabriquez plus de globules rouges… Un effet des radiations. Par contre, il semblerait que vous ayez développé d’étonnantes capacités pour pallier votre… carence.

Je laissai échapper un cri strident et m’apprêtai à sauter sur le docteur lorsque les gardes me tirèrent dessus. Les balles paralysantes firent immédiatement effet et je tombai au sol. J’entendis Ellison, qui n’avait pas cillé durant ma tentative, dire :

            – Consolez-vous : vous êtes un cas unique ! Nous pouvons tirer beaucoup d’enseignements de votre expérience. Et je vous promets de tout faire pour vous soigner.

Je m’évanouis.

 

 

            – C’est l’heure, annonce Ellison.

Deux gardes arrivent et déposent une bouteille en plastique d’un litre. Remplie de sang.

            – Attendez ! fais-je en levant la main.

Reculant vers l’entrée, les gardes braquent leurs fusils vers moi.

            – Pas de geste brusque, vous le savez bien, fait Ellison. Ils ne prendront aucun risque.

Malgré leurs visières, je vois la haine gravée dans les yeux des soldats. Car ils savent ce que j’ai fait.  Je me tourne vers la paroi vitrée, derrière laquelle Ellison m’observe.

            – Je sais. Je sais… J’aimerais juste vous demander quelque chose.

Le visage d’Ellison se radoucit.

            – Je vous écoute.

Je lui montre la bouteille du regard.

            – C’est au sujet du sang.

            – Oui ?

Je grimace.

            – Seul, c’est un peu fade…

Ma réponse semble le contrarier et il plisse les sourcils.

            – Écoutez, je vous ai dit que je ne pouvais pas vous fournir des… victimes comme cela. Une fois par mois. Pas plus.

            – Je sais, dis-je en soupirant.

Ellison prend un air compatissant.

            – Vous êtes précieux pour la science et je suis prêt à vous offrir certains petits cadeaux, poursuivit-il sur un ton doctoral. Mais vous comprendrez bien que nous devons faire preuve d’un peu de discrétion.

J’essaie de garder mon sang froid alors que la faim me retourne les tripes.

            – Oui. Je sais. Mais ce que je veux vous demander ne nécessite pas de… victime.

Alors que j’esquisse un pas vers lui, protégé par la vitre, les gardes me tiennent toujours froidement en joue.

            – Dites-moi alors.

Un frisson parcourt mon échine.

            – Il s’agit de quelque chose susceptible de me rappeler le goût de la chair humaine.

Les narines pleines de l’odeur imprégnée d’aftershave de mes proies, je ne peux m’empêcher de commencer à saliver et dévoile mes crocs à Ellison :

            – Docteur, pourrais-je avoir un peu de sel s’il vous plaît ?

 

Sylvain Bonnet

 

Avril 2010

 

 

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.