Voir le passé en face

Ce qu’il y avait de plus important dans le sac à dos de Miller, cet été-là, c’était le roman de Boris Pasternak, Docteur Jivago. Un cadeau de sa tante pour son anniversaire. Pourtant, la littérature n’était pas le genre de Miller. Pas encore en tout cas. Il préférait la musique, les filles faciles, les groupes punks, le pogo et la baston. Il avait cependant cédé à l’injonction de sa tante – il en avait plusieurs mais celle-ci était importante pour lui : elle s’était occupée de lui enfant – et l’avait pris. Après l’avoir commencé, il trouvait ça intéressant, il devait bien l’avouer. Mais ce n’était pas pour ça que le livre était important.

Assis dans un café en fin d’après-midi près de l’océan, Miller parcourait le roman. Ses parents étaient en train de faire du shopping, une bonne excuse pour ne pas avoir à s’occuper de lui car il était un ado compliqué à gérer. Qu’importe, il y avait longtemps qu’il s’occupait seul.

Tandis qu’il arpentait les rues de St Pétersbourg, une femme avec des lunettes de soleil approchait. Elle portait une robe blanche. Au début, il ne se rendait pas compte qu’elle l’observait. Miller n’était pas encore habitué aux femmes, il était trop occupé à les regarder.

            – Pourquoi un jeune homme comme toi lit ça ?

Il leva la tête. Elle enleva ses lunettes de soleil, le contemplant avec des yeux noirs inquisiteurs. Les cheveux noirs ramenés en arrière, elle le regardait avec un sourire narquois. Et aguicheur. On aurait dit Liz Taylor. Miller ne la quittait pas des yeux

            – C’est un cadeau, lâcha-t-il.

            – Un cadeau important ? Un livre ?

Il la fixa.

            – Un cadeau de ma tante.

Elle partit à rire.

            – Il faut vraiment que cette tante soit très importante alors.

            – Elle l’est, madame. Plus que ma mère.

Devant son ton très ironique et ses questions, cette femme l’agaçait. Miller avait envie de la gifler. Puis il devina sa poitrine cachée sous les replis de la robe. Il imagina des seins amples en forme de poire qui ne demandaient qu’à échapper du soutien-gorge qui les retenait. Miller sourit.

            – Viens dans mon bungalow, jeune homme. Je t’invite à me parler du livre.

Il écarquilla les yeux. La femme sentait la crème solaire et le sel de la mer. C’était enivrant.

            – Fais pas ton timide. Comment tu t’appelles ?

            – Miller.

Elle rit encore.

            – Et ton prénom ?

            – Philippe, lâcha-t-il en la dévorant du regard.

            – Alors viens, Philippe. Ne perds pas de temps.

Elle le prit par la main et l’emmena dans son bungalow. Le reste leur appartient.

 

 

Des années plus tard, alors qu’il franchissait le pas de la porte d’un appartement du neuvième arrondissement, Miller reconnut le visage de la victime, d’une soixantaine d’années selon la fiche qu’on lui avait envoyé. Daphné Sarmant. Miller n’avait jamais su comment elle s’appelait. Il n’avait pas eu le temps de le lui demander. Son ami Patrick annonça :

            – L’employée l’a trouvé ce matin. La mort remonte à une huitaine d’heures.

Miller acquiesça. La rigidité cadavérique avait commencé à faire son œuvre. Et la vieillesse depuis… Beaucoup plus longtemps. L’alcool aussi vu le teint.

            – Retraitée ?

Patrick dit que oui. Miller se rappelait d’elle nue, étendue dans le lit. Il se souvenait du goût de sa peau, de ses seins fermes qu’il avait embrassés. Depuis, Daphné s’était fanée et avait grossi. Il eut un rictus en se disant que la vie était une belle pute.

Il se détourna. Regarda négligemment la commode. A certains endroits, il y avait moins de poussière que d’autres comme s’il y avait eu des choses qu’on avait volé. Oui, bien sûr. Il se renfrogna puis se concentra sur le corps.

            – Regarde, il y a des traces d’ecchymose là et là (Patrick montra le cou de la victime).

            – Strangulation.

Miller toussa et eut envie d’une cigarette.

            – Je veux voir la bonne.

            – On dit employée de maison, Miller.

            – Oh tu sais moi le politiquement correct…

 

 

La bonne ne savait pas grand-chose, sinon que madame Daphné recevait peu de visiteurs. Son avocat de temps en temps. Elle était la veuve d’un ancien dirigeant de Total. Elle avait donc de l’argent.

– Elle avait de la famille ?

La vieille fit non puis se reprit. Il y avait son fils Julien.

            – Toujours malade celui-là. Il venait toujours pour lui demander de l’argent. Je ne l’aime pas.

Au moins c’est dit, pensa Miller.

            – Vous avez son adresse ?

La dame secoua la tête. Miller fit un signe à Patrick. Son coéquipier aurait un os à ronger.

 

 

Après des coups de fil et quelques recherches, Miller et son acolyte arrivèrent dans un boui-boui d’Ivry sur Seine en début d’après-midi. Ils frappèrent à la porte, sans résultats. Miller se frotta le menton et mit la main sur la poignée. La porte n’était pas fermée. Une odeur de vomi vint aussitôt caresser leurs narines. Miller franchit le vestibule et trouva un homme inanimé sur le canapé. Il y avait une seringue par terre. Il prit son pouls. Lent, très lent.

Miller appela une ambulance.

 

 

Deux jours plus tard, il entra dans une chambre d’hôpital. Julien, le fils de Daphné, s’y trouvait. Les médecins l’avaient sauvé, de peu, d’une overdose. Ils voulaient lui prescrire une cure. Miller avait déjà trouvé le lieu de la désintox. Julien fixait le sol.

            – Comment vous sentez-vous ?

Le toxico ferma les yeux quelques secondes.

            – Vaseux.

Miller pensa à Daphné.

            – Vous finirez par y passer si vous n’arrêtez pas.

            – Qu’est-ce que vous en avez à foutre ?

            – Rien, répondit Miller en baillant un coup.

Il s’assit sur le bord du lit. Julien a les yeux perdus dans le vide.

            – On a trouvé les chandeliers de votre mère. Et vos empreintes aussi sur les vêtements de son cadavre.

Silence. Ça dure. Puis Julien secoua la tête.

            – J’aurais mieux fait de tout vendre.

            – Vous avez cru garder une poire pour la soif.

            – Ah ah ah. Très drôle.

Miller le gifla. Et se retint de faire pire. Julien le regardait comme un enfant pris en faute.

            – Je connaissais ta mère. Pourquoi tu l’as tué ?

            – Elle ne voulait pas me donner du fric. Je voulais prendre une dose. Je me suis énervé.

            – Plutôt oui. Et pourquoi la tuer ?

Comme dégoûté par ce qu’il avait fait, Julien détourna la tête.

            – Ce n’était pas une mère. Elle a passé beaucoup plus de temps à s’envoyer en l’air avec ses amants qu’à s’occuper de moi quand j’étais petit. Je ne l’intéressais pas. Et puis je n’ai pas fait de bonnes études non plus. Et je préfère les hommes. Donc, pour elle, je n’étais pas son fils mais un accident de parcours. C’est ce qu’elle m’a dit en plus.

Devant cette confession digne d’un cabinet de psychanalyse, le docteur Miller soupira. Il se rappelait, dans la chambre de Daphné, d’un sac d’enfant posé à l’entrée auquel il n’avait prêté que peu d’attention. Et c’est normal, lui pensait à ces moments qu’elle lui offrait. Elle avait dû laisser son fils sur la plage faire des pâtés de sable ou de la planche. Et elle avait couché avec lui pendant ce temps-là. Miller relisait son passé à l’aune du présent. Julien reprit.

            – Je n’aurais pas dû la tuer, je le sais. J’étais en manque, tu comprends, sale flic ?

Miller se releva lentement.

            – Plaide la folie et tu échapperas à la taule. Mais son souvenir, lui, te hantera à jamais.

Julien eut un râle. Miller sortit de la chambre. Le soir, il reprit Le docteur Jivago là où, vingt-cinq ans auparavant, Daphné Sarmant avait interrompu sa lecture. Il était temps de le terminer désormais.

 février 2020

Sylvain Bonnet

 

 

 

About Sylvain Bonnet

Spécialiste en romans noirs et ouvrages d'Histoire, auteur de nouvelles et collaborateur de Boojum et ActuSF.